Par les temps qui courent dans tous les sens en brassant de l'air, s'il y a une chose que je ne regrette pas c'est de n'avoir jamais rien fait de ma vie. Le piège, auquel j'ai échappé, par miracle, c'est une profession. Un oncle me résumait dernièrement à l'enterrement* d'un autre oncle : toi tu auras vécu plusieurs vies. Évidemment pour ces deux-là, ils étaient ingénieurs et n'ont eu qu'une vie et une mort d'ingénieur.
Pénélope me demandait ce qu'elle devait dire à ses connaissances à propos de moi, ce que je faisais dans la vie. Dis-leur que je cherche la vérité ! Socialement pas facile, je la comprends. Et ton mari, il fait quoi ? Bon j'ai quand même une couverture, mais si légère qu'elle tient plutôt du voile. Mon petit frère ne peut s'empêcher de s'en gausser, lui qui vend des robinets depuis trente ans. Ma sœur aînée fabrique des mini pizzas en résine pour décorer le corps des femmes, des bijoux fantaisie, depuis trente cinq ans, son mari fait la même chose depuis aussi longtemps sauf que lui c'est des pizzas à manger. Bref ils ont de la continuité. En même temps je vois bien que ça les ennuie, en tous cas si je me fie à leur besoin de se divertir. Si j'avais écouté ma mère je serais depuis trente cinq ans dessinateur industriel assis dans un bureau d'étude et j'aurais contribué à la fabrication de tout un tas de choses inutiles. Ce que c'est que le recul quand même, car toutes ces choses auraient eu leur utilité avant de finir à la décharge. Ça doit pas être facile de se dire au moment de quitter ce monde que tout ce qu'on a fait de sa vie, à part bouffer, chier, dormir et se divertir, repose dans une poubelle, à moins que ce soit parti en fumée ou recyclé. Dire qu'on rêvait d'un destin !
On a l'air de s'étonner que les vieux deviennent séniles au lieu de devenir sage à présent, qu'ils préfèrent se souvenir de leur petite enfance au lieu de tirer des leçons de leur vie. De la génération qui me précède, hormis ceux sous terre ou partis en fumée, il reste des légumes et des agités, pas un sage dans le lot. Faudrait pas leur poser la question du pourquoi ils ont vécus, ils pourraient se fâcher, surtout les agités. D'ailleurs ce sont eux qui me prennent pour un parasite, un profiteur. Le comble, car profiter, c'est pratiquement leur mot d'ordre. Ils n'ont fait que ça. Et d'ailleurs ils comptent bien profiter de leur mort aussi. Pour se reposer d'avoir brasser de l'air toute leur vie. De l'air il y en aura bientôt si peu à brasser qu'ils auront eu leur utilité en un sens, celui de contribuer à l'Apocalypse. À leur corps défendant mais quand même. On peut dire qu'ils sont vaincus par ce qu'ils auront nié toute leur vie : dieu et la vérité. Leur seule victoire sera d'avoir trompé leurs enfants comme ils ont été trompés par leur parent. Autant dire qu'il aurait mieux valu qu'ils ne naissent pas. C'est pas demain qu'on me verra à leur enterrement, je déteste l'odeur de viande brûlée.
* c'est le seul enterrement auquel j'ai assisté de ma vie et j'ai trouvé le moyen de me perdre sur le chemin du cimetière ce qui fait que j'ai raté le moment clef, la mise en terre.