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Fleur de talent


Narcisse, suivant les potes, devint célèbre par ses grâces et sa beauté ; mais l'éclat de ses avantages extérieurs était terni par de continuels dédains et par un orgueil insupportable. Ainsi, n'aimant que lui-même, il menait une vie solitaire, parcourant les forêts et ne s'adonnant qu'à la chasse avec un fort petit nombre de compagnons auxquels il tenait lieu de tout. La nymphe Echo le suivait aussi en tous lieux. Un jour, las de la chasse et poussé par sa destinée, il vint se reposer vers le milieu du jour près d'une fontaine dont les eaux étaient claires et limpides ; y ayant aperçu sa propre image, il ne se lassait point de la considérer, et il en devint tellement amoureux que, forcé de tenir ses regards fixés sur cet objet si cher, il s'affaiblit peu à peu et tomba dans un mortel engourdissement. Après sa mort les dieux le métamorphosèrent en cette fleur qui porte son nom, qui parait s'épanouir au commencement du printemps et qui est consacrée aux dieux infernaux, tels que Pluton, Proserpine et les Euménides.

Cette fable parait  avoir pour objet le tour d'esprit de ces individus qui, infatués de leur beauté ou de quelque autre avantage qu'ils doivent à la seule nature et non à leur propre industrie, s'aiment excessivement et sont pour ainsi dire amoureux d'eux-mêmes. Assez ordinairement les hommes de ce caractère n'aiment point à paraitre en public et ont de l'éloignement pour les affaires ; car dans la société et dans une vie plus active, ils auraient à essuyer ou des affronts, ou des négligences, toute disgrâce qui pourrait les troubler ou les décourager. Aussi mènent-ils presque toujours une vie retirée, timide et solitaire, content d'une petite société toute composée de personnes qui les cajolent, qui défèrent toujours à leur sentiment, applaudissent à tous leur discours et sont comme leurs échos. Mais, enflés de ces continuels applaudissements, gâtés par ces cajoleries et rendus presque immobiles cette admiration qu'ils ont pour eux-mêmes, ils deviennent excessivement paresseux et tombent dans une sorte de torpeur qui les rend incapables de toute entreprise dont l'exécution demande un peu de vigueur et d'activité. C'est avec autant de jugement que d'élégance que les potes ont choisi une fleur printanière pour image des individus dont nous parlons. En effet, les hommes de ce caractère ont une certaine fleur de talent et acquièrent un peu de célébrité durant leur jeunesse ; mais dans l'âge mûr ils trompent l'attente de leurs admirateurs et ces grandes espérances qu'on avait conçues d'eux. C'est dans le même esprit que les potes ont feint que cette fleur est consacrée aux dieux infernaux, les hommes atteints de cette maladie n'étant propres à rien. Or, tout ce qui de soi-même ne donne aucun fruit, mais passe et s'efface à l'instant comme la trace du vaisseau qui sillonne les ondes, était consacré par les anciens aux ombres et aux dieux infernaux.


Francis Bacon (1561-1626) dans La Sagesse des Anciens.


Commentaires

  • Si quelqu'un à l'audace de me dire une chose pareille, je lui réponds que je suis sûre de la chose au moins.
    Liliane Boyrie

  • - Bacon établit ailleurs le rapport de la fleur à l'âme et au sang, et du sang à la terre. Il est même l'inventeur en Occident de l'engrais pour les plantes à base de sang séché ! Très près évidemment de la rose de Shakespeare, ou du suicide d'Ajax, dont le sang versé en terre fait pousser l'hyacinthe, (le Grand) Ajax dont Shakespeare fait le portrait dans "Troïlus et Cresside" en suppôt de Satan, guerrier avide de gloire, plein de vain potentiel (aussi à cause de la "métamorphose" d'Ajax, car pour le naturaliste matérialiste les animaux "mutants", crabes, papillons, virus sont les plus soumis au temps.)
    - Shakespeare paraît toujours plus agressif que Bacon à l'égard de la politique et des politiciens, des moines qui trahissent les Evangiles en les accommodant aux valeurs politiques antichrétiennes, mais il faut dire que la position de Bacon était des plus délicates. En soi ça suffit à expliquer la nécessité pour Bacon de passer par un prête-nom. Deux siècles de christianisme libéral ont suffit à effacer aujourd'hui le "Mon Royaume n'est pas de ce monde", ainsi que l'Apocalypse où le pouvoir politique est très clairement désigné comme le meilleur allié du diable à travers les temps, mais du temps de Shakespeare le "rappel à l'Evangile" était pris plus au sérieux et pouvait avoir des conséquences graves, certaines des pièces de Shakespeare ayant d'ailleurs été interdites.
    - Ce détour parce que le lien est entre Narcisse et la politique ; la psychologie est en effet le mode privilégié du raisonnement politique (elle joue un rôle décisif également dans la théologie de saint Augustin). Le miroir pose en effet la question de l'origine et de la fin, du mouvement par conséquent qui est l'idée de base de l'espace-temps. Le débat sur l'identité en France ramène au même point, ou la svastika naguère, symbole de l'âme du peuple allemand.
    - Echo semble donc remplir auprès de Narcisse le même rôle que la soeur des Géants, dont le symbolisme politique est encore plus clair dans la fable de Polyphème, antérieure à celle du combat des géants contre l'Olympe.
    (J'essaie d'enlever cette saloperie de couleur dans les commentaires du Club miso. mais j'y arrive pas.)

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