Le passé me revient en rêve. Il y a quelques temps, je me suis retrouvé sur les lieux de ma jeunesse, une petite ville qui s'enorgueillit d'une piscine municipale, olympique. J'avais connu, dans ma prime enfance, l'ancienne piscine. C'était un endroit magnifique, au bord du fleuve, sous les peupliers. En lisant le Voyage de Céline, je suis tombé sur une phrase qui m'a ramené là-bas vers ce là-bas qui n'existe plus, par la seule force des mots: « Du vent, il en venait du tout frais d'en face à travers les grands arbres, tout souriant le vent, se penchant à travers milles feuilles, en rafales douce... » j'ai revu les peupliers, je les ai entendu et en fermant les yeux toute mon enfance m'a parut se cristalliser sur un de ces matins de printemps où nous déjeunions sur l'herbe. Charme du passé, pas de barrière, le grand fleuve glissait silencieux, il n'y avait, vu de la hauteur des mes culottes courtes, que les grands arbres qui bavardaient au-dessus de ma tête.
Ensuite on a construit la nouvelle piscine, fin d'une époque. Vint les années de lycée et je fus embauché à la cafétéria de la piscine pour aider au service de midi et gagner de quoi m'acheter la 103 Peugeot dont je rêvais. C'était la mobylette d'élection à l'époque. Elles étaient toutes d'un bel orange, le bonheur. Le patron de la cafétéria était un grand type mince d'une trentaine d'année, ancien moniteur de ski qui à force d'économie avait pris la gérance de l'établissement. Son truc c'était les bagnoles et les chiens. Pas de femme, il pratiquait le jogging très quotidiennement. Il régnait une atmosphère assez amicale et on se tutoyait tous. Pour moi, à 15 ans, tutoyer un type de trente ans, c'était grisant. Mais le gars en question restait très attaché à ses intérêts et il ne me fallut pas longtemps pour être dégrisé. Je subis maintes humiliations sans trop regimber, c'était l'apprentissage de la vie me disait mon père. Le type se voulait très sarcastique en public. En privé, quand nous étions seuls, il versait dans la confidence déloyale. Rien de bien compromettant mais assez pour donner à l'adolescent ignorant que j'étais un sentiment de confiance qui se trouvait bafoué dès les jours suivants par la façon de me commander devant le monde, petit monde en vérité, mais qui rassemblait quelques habitués et comme chacun sait dans une petite ville tout le monde se connait. Mais lui venait de Lyon, le déluré.
Sa cafétéria de merde, après que j'ai fait le tour du monde, me semble bien minable, mais comme je suis sentimental, j'aimais y revenir de temps en temps. Il y a quelques temps je décidais d'y emmener diner un petit groupe d'une dizaine de personne avec lequel je ne sais trop comment je m'étais greffé. Au moment de payer, la note assez salée fut prise en charge par un de mes potes et à l'aide d'une carte étrangère qui, semblait-il, avait du mal à passer. A peine si je m'angoissais et bien m'en prit puisque finalement la transaction fut accepter. Néanmoins je senti bien que le doute persistait et je ne fis rien pour rassurer le patron. Je pouvais presque le toucher son soupçon. J'ai un gros défaut quand on me soupçonne à tort, je suis orgueilleux et plutôt que d'essayer de calmer le doute j'ai plutôt tendance à l'entretenir. Ce jour-là pourtant je n'en rajoutai pas, ni dans un sens ni dans l'autre. Et nous sommes partis, notre petite troupe, qui par ailleurs commençait à se déliter. Tant et si bien que nous n'étions plus que trois dans la rue quand soudain une sorte de jeep vint se planter devant nous après un dérapage assez bien contrôlé. Stupeur, voilà qu'au volant se trouve notre restaurateur et qu'il est accompagné d'un grand type jeune et costaud.
Comprenant illico que le soupçon avait fait son chemin délétère dans l'esprit du bougnat et voulant prévenir toute agression, je fonds sur le jeune type et le tutoyant je lui demande son nom d'une voix bien assurée. Le type se trouble et me donne son nom complet : Philippe Gérard. Et bien monsieur Gérard, lui dis-je, vous feriez mieux de ne pas vous en mêler et si vous touchez à un seul des mes amis je vous... et là il se passe une chose qui n'arrive que dans les rêves, je me mets à balbutier d'une manière totalement incohérente. Comme quand vous cherchez à frapper quelqu'un et que votre bras pèse une tonne. Rien à faire, il faut se réveiller. C'est ce que j'ai fait, ce matin à quatre heures.