mon compteur

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Un coup pour rire, deux pour mourir


Elle se tient derrière la porte, figée depuis... une bonne demi-heure. Elle a entendu du bruit dans l'appartement, a reconnu sa manière de traîner les pieds, le son de la cafetière. C'est ce bruit qui la démonte, lui tire les sangs, ce bruit qui l'a accompagnée chaque matin pendant dix ans de sa vie, de leur vie ; et puis l'odeur comme elle s'y attendait, mais c'est son corps, réflexe oblige, qui frémit des narines.

Son esprit est un glacier grondant que rien n'arrête et qui pourtant ne semble pas bouger d'un iota.

Elle l'entend parler, des paroles indistinctes, à l'adresse de personne, il est seul. Elle connaît le ton de son silence, reconnaît la voix. Cette voix si tendre et parfois si rude, elle se dit qu'elle ne pourra pas affronter son regard aussi lumineux qu'il peut être sombre. Elle en a eu sa dose de ce contraste perpétuel, mais pourquoi revenir ?

Elle le sait très bien. Elle a subit à son tour ce qu'elle lui a fait endurer et sa propre peine lui a ouvert les yeux sur le chagrin qu'elle l'imagine avoir éprouvé. Traîtresse en repentir, elle s'est décidée à consentir à son mépris, elle en a même besoin.

Elle sait qu'il ne manquera pas l'occasion de se venger et elle lui apporte cette opportunité sur un plateau, au milieu de la nuit, certes, mais ce n'est pas un plateau conventionnel.

Elle cherche encore du courage au plus profond de sa détresse. Elle regrette de ne pas l'avoir réveillé ; elle aurait su par son visage démêler ses sentiments. Elle sait qu'elle ne fait que se chercher des faux-fuyants, elle a une peur bleue de le revoir, mais c'est une angoisse qu'elle n'a connue que tardivement et jamais avec lui. Elle est tombée amoureuse de lui après coup, après l'avoir quitté ; elle ne croyait pas cela possible. Après s'être fait éconduire par deux amants, peu épris, avoir subit une année pénible de remise en question, des nuits d'insomnie, elle qui dormait huit ou neuf heures n'en alignait plus que deux ou trois ces derniers mois ; son système nerveux a flanché. Elle ne doute pas qu'il aime encore, malgré le ton dur de leurs dernières paroles. Malgré le fait qu'il l'a vexée en ne faisant aucune difficultés à lui rendre ses affaires, qu'il n'a même pas voulu la rencontrer pour décider du partage de leurs biens, qu'elle lui a « volé » des choses personnelles et qu'il n'a pas bronché, pas eu la moindre parole de reproche, qu'il a joué superbement le dédain. Ou bien est-ce à cause de cela même. Elle s'embrouille. A même essayé l'écriture, une vague nouvelle, brillante, mais inutile. Vaine parce que trop éloignée de son sujet. Alors elle l'a jetée, brûlée, bref, fait disparaître cette tentative dissimulée d'exprimer, ne serait-ce qu'une seule fois, ce qu'elle sait d'elle-même et que tout le monde ignore. Sauf lui... peut-être !


Elle n'a pas pu renouveler une deuxième fois la même erreur, pas elle. Elle a compris que c'était là la source de son mal-être, le yoga ne l'a pas aidée, au contraire, il lui a fait sentir la source de toute cette souffrance, d'autant plus violente que sourde et brutale. Le salaud, quand je pense qu'il m'a demandé de l'argent en menaçant de se foutre en l'air. Vingt mille balles, je vais me flinguer pour vingt mille balles ! et tout de suite elle sent son cœur se serrer. Des centaines de fois elle a joué et rejoué cette scène. Elle sent son ventre se tordre en pensant à ce suicide de l'honneur qu'il s'est infligé. Adieu l'amour propre, nu comme un ver, un sale type lâche et vénal, manipulateur odieux et cynique, en quelques minutes, il était devenu ce qu'elle souhaitait qu'il fût. Elle lui avait donné la réplique parfaitement. Comme tout ce qu'elle faisait, raisonnablement. Tout avait été sobrement orchestré, y compris les larmes qu'il n'avait fait qu'entendre au téléphone et qu'il avait en revanche eut le loisir de voir dans ses yeux à elle, à leurs débuts, coulant dignement le long de ses joues délicates... en l'honneur d'un autre homme il est vrai.

Deux années avaient donc passé.

Un an! deux ans !

Elle a frappé, deux coups brefs.

Tout à coup une explosion retentit dans sa poitrine, ses joues s'empourprent aussitôt, la chaleur lui fait cligner des yeux. Jusque dans son intimité, une extase voisine de la douleur, ou bien l'inverse, lui dilate les lèvres, toutes les lèvres. Sa bouche est enfin en harmonie avec ses pensées et son cœur. Elle s'humecte les muqueuses à petits coups de langue rapides, comme pour l'affûter. Il va ouvrir la porte, il va se trouver là, devant elle. Des mois qu'elle se prépare et pourtant elle se sent à la ramasse. Pour la première fois de sa vie elle est en train de s'autoriser à commettre une faute.

Il ouvre la porte, d'abord, puis les yeux ensuite, mais, elle peut facilement observer que ce n'est pas le même élan qui accompagne chacune de ces deux actions.

Ils se regardent intensément. Dans le blanc des yeux, qui reste sombre pour elle et lumineux pour lui, c'est ce qu'ils perçoivent. Pour lui, le bleu de ses yeux à elle, et c'est le bleu du ciel, aussi pénétrant et dévastateur qu'il est impalpable, le bleu de la mer aussi, puissamment convaincant, mais ce qui le torture le plus, c'est son abondante chevelure de rousse. Le vent de son esprit, de ses sentiments, l'eau et l'air dans ses yeux et le feu autour de cette diaphane épiderme. Il ne peut pas résister à cette alliance de charmes, cette profusion d'appâts mêlés. Son jugement se fausse et il se dit qu'il a payé le prix pour avoir possédé ce rêve qu'il avait cru longtemps inaccessible.

Elle, elle voit dans son expression qu'il s'y dessine une amorce de résistance. Elle a prévu le coup, décide de lui parler franc, fine tactique, maintes fois éprouvée.

Je regrette ce que j'ai fait, je me suis rendu compte que je t'aimais et je suis venu pour te reconquérir, voilà, et puis elle baisse un court instant le regard en signe d'allégeance, de repentir.

Le relève aussitôt pour guetter sa réaction.

Elle note qu'il a vieilli, des rides nouvelles sont apparues, un air plus posé aussi qu'elle ne lui connait pas. Ni l'air jaloux ni l'air méchant se dit-elle, comme je l'ai toujours souhaité. S'il pouvait comprendre qu'elle l'a quitté par amour.

Il le sait parfaitement à présent ! ça ne fait plus aucun doute. Pourtant il se sent beaucoup mieux depuis deux ans, excepté ce terrible chagrin qu'il porte courageusement parfois mais la plupart du temps assez lamentablement, oui il a reprit confiance en lui-même et par surcroît pense avoir profité de la leçon. C'est d'ailleurs ce qui fait qu'il hésite entre deux attitudes et finalement se décide pour une troisième, imprévue, improvisée, bref, il rate le coche, il faut bien le dire. Entre lui ouvrir les bras et la foutre dehors, il a choisi, mais l'a-t-il vraiment choisi ? une troisième voix, celle de la discussion, du verbe, de la négociation. Alors il lui propose un café, et ça les fait rire parce que c'est elle qui lui avait proposé un café à leur première rencontre, et que c'était le petit matin, aussi.

Il n'ose pas l'appeler par son prénom.

Tu veux quoi exactement, s'entend-t-il lui demander.

Je te l'ai dit, te reconquérir, dit-elle posément.

Sexuellement aussi ? lâche-t-il.

Elle a une mimique qu'il connaît bien.

Et parce qu'il n'a pas compris le sens de cette mimique, parce qu'elle lui évoque d'un seul coup toute la souffrance, le chagrin qu'il a enduré, il sent, il éprouve la haine qui couve  pour cette compagne volage qui l'a trahie et l'admiration qu'il lui porte. Il sent les effets néfastes de ce dangereux mélange, alors il grimace, lui aussi, mais de dégoût, pour lui-même, pour toute la race humaine. Et elle, parce qu'elle prend ce rictus à son compte, se l'attribue, se sent à la fois victime et bourreau, responsable et martyre, elle, analyse et se dit que par la luxure elle sera punie puisque c'est par  luxure qu'elle a fauté.

Il n'est pas loin de se dire la même chose, mais il veut la violer, la frapper, la tuer même, il en a vraiment envie, et il est en train de peser le pour et le contre lorsqu'elle soulève sa jupe et lui montre son sexe.

Ce geste pour obscène qu'il paraisse est une vieille habitude entre eux.

Ça serait pas plus difficile que de serrer une vis, sa gorge fragile, il voit déjà ses mains autour de son cou.

Mais c'est fini ! et il se lève, et le lui dit : C'est fini !

Elle comprend qu'elle a perdu la première bataille. Elle décide de se retirer. Je reviendrai, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Il ne bronche pas, sous le choc.

Et la voilà partie.

Il se dirige vers la salle de bain et dans le miroir aperçoit la tache d'encre sur son nez. Pourquoi le rire qui lui échappe lui semble-t-il émaner de quelqu'un d'autre ? Il se regarde et se juge en riant, impitoyable.  Ha ! te voilà sale chien de ta race, prêt à tout renoncer pour un amour pourrissant. Tu n'apprendras jamais, tes plaintes me dégoûtent déjà, celles advenues et celles à venir. « Yes, you have been in disgrace with fortune to all alone beweep your outcast state."* Et tu l'as bien mérité sale con !

Son cœur est le théâtre d'émotions violentes dont la joie n'est pas absente, une joie mauvaise et délétère, pleine de suffisance, d'amour propre, la joie que procure la vengeance, et la colère par-dessus, celle d'éprouver cette joie, de se juger aussi lâche, aussi mesquin, caricature de pleutre. Il est quatre heures du matin et il se fait acteur et spectateur, la folie va finir par devenir son seul et dernier refuge, il va se figer dans cet état duquel il renoncera plus ou moins volontairement à sortir.


Enfin, il se dit que la vie ne vaut pas les mots pour le dire, et sans rien comprendre, se tait à lui-même. Puis, comme un robot, il attrape le grand couteau de boucher qu'il n'a pas cessé de lorgner du coin de l'œil, souvenir d'un ancêtre, et se tranche la gorge jusqu'à l'os.


En entendant la sirène des pompiers, elle comprend qu'elle vient de l'achever. Elle n'a pas un regard pour le ciel. Elle s'enfuit, les épaules voutées, le regard luisant, perçant l'asphalte. Du diable si elle sait ce qu'elle regarde.




* Shakespeare « oui tu as enduré l'infortune de pleurer seul sur ton sort d'exclu »


Les commentaires sont fermés.