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Un vrai pote


Quelque temps, quelque part, je passais devant des vitrines. Soudain, un attroupement. Une trentaine de badauds mate intensément quelque chose. Au centre de cette modeste foule, quelqu'un cause, déclamatoirement. Je contourne l'attroupement, la tête ailleurs. Mais quelques pas plus loin, la voix de l'orateur éveille un échos dans ma mémoire : c'est celle de mon pote ! Je fais demi-tour, me fraye un passage. L'orateur est, en effet, mon pote.

Prenez garde ! Un miracle, un vrai miracle! Mesdames et messieurs, qu'il tonnait, ce mannequin pleure ! Voyez ces larmes ! Que ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre voient et entendent ! Et sur qui pleure-t-il, ce symbole de notre civilisation, sur les péchés de qui ? Sur les vôtres, mes très chères frères!

Et c'était vrai, un liquide translucide et brillant semblait couler d'un des yeux bêtes et fixes du mannequin. C'était un mannequin représentant une crétine chébran. Les gouttes qui coulaient sur ses joues ressemblaient à des larmes, des larmes de glycérine, sans doute, mais quand même des larmes.

Pourquoi cette femme pleure-t-elle sur nous, demanda une matrone aux lunettes ornées de strass.

À cause de leurs péchés, madame ! À cause de l'horrible folie matérialiste qui ravage le monde ! L'abjecte idolâtrie des images ! Le culte sexuel qui nous accable de maladies innombrables, du sida à l'ulcère d'estomac ! Le Seigneur, dans son infinie bonté, a daigné vouloir qu'un mannequin tel que celui-ci pleure sur les adorateurs des images, des gens qui aiment, non pas leurs frères souffrants, mais des effigies façonnées par la cupidité et l'esprit de fornication, telles que les femmes qui s'implantent de faux seins et les hommes qui s'échinent à se faire des muscles d'athlètes alors qu'ils ont des cœurs de poulet et des cervelles de fourmi !

L'ulcère d'estomac est maintenant une maladie sexuelle, demanda ironiquement un vieux con.

Et comment !  cria mon pote,  ça s'attrape par le baiser à la française ! C'est causé par un microbe qui s'appelle Helicobacter pylori.

Je suis médecin , dit gravement un type.  Cet homme a raison au moins sur ce point.

Et le Seigneur , enchaîna mon pote, qui n'entendait pas se faire voler le crachoir,  a voulu qu'un mannequin sans âme et sans nom, Saint Personne, le symbole même de ce que nous sommes devenus, pleure sur les adorateurs pervers de la beauté diabolique telle qu'elle est modelée par les sinistres prêtres de Mammon !  Il ne faisait pas dans la dentelle, ce jour-là, il tartinait les adjectifs comme un gniard seul à la maison étale la confiture sur son pain.  Repentez-vous, pleurez enfin, vous aussi, sur la perte du don divin du sens de la vie éternelle ! Implorez la miséricorde du Seigneur , clama-t-il avec tant de force que j'en sursautai, aveugles adeptes des tampons vitaminées et des pizzas surgelées ! Vous êtes tombés si bas que vous ne pouvez même plus percevoir l'évidence !

C'est de la pub, c'est un coup de Séguéla pour faire enrager Sarko, lança une voix.

Nous étions bien une centaine devant le magasin.

Ni Séguéla ni Sarkozy ne vendent de pizzas, observa une autre.

N'empêche, dit une fille blette, j'ai toujours pensé qu'il y a quelque chose contre nature dans les tampons.

De l'autre coté de la rue, un attroupement s'ébauchait aussi. Les automobilistes ralentissaient pour tenter d'identifier la cause du merdier et ils embouteillaient grave la circule.

Reconnaissez donc les signes de la colère de Dieu !  tonna mon pote.  Agenouillez-vous ; misérables pêcheurs ! Repentez-vous ! Priez !

Ils fut considéré avec perplexité. Il allait quand même un peu loin ; mais une jeune femme s'agenouilla sur-le-champ. Plusieurs personnes se signèrent et d'autres baissèrent la tête, comme à la messe, pendant l'Élévation ! Derrière la jungle artificielle qui décorait la vitrine, l'animation était également perceptible. Plusieurs employés s'efforçaient d'appréhender la situation, mais ils en ignoraient visiblement la cause. À la fin, l'un d'eux sortit et examina la vitrine en écarquillant les yeux, puis rentra en haussant les épaules.

Cet homme a quand même raison, vous le voyez bien ! s'écria une femme très maigre. Les larmes de cette statue sont bien réelles !

C'est un truc, protesta une autre d'une voix mal assurée.

Mécréant !

Une larme est tombée !  cria un garçon blond mayonnaise en bottes pourpres piquées d'or.

Bien sûr !  répliqua mon pote. Et bien d'autres tomberont avant que vous vous décidiez à implorer le pardon de votre créateur ! Mais alors il sera trop tard ! Allons, âmes endurcies ! à genoux ! Priez à haute voix, afin que l'ensemble de cette Babylone dévoyée vous entende.  Seigneur tout-puissant, pardonne-nous notre égarement et notre cupidité, nous nous repentons de notre concupiscence pour les images du pêché...

Un homme pas si vieux s'agenouilla à son tour.

De toute façon, je trouve que ces mannequins sont, en effet, offensant !  dit un jeune pédé efflanqué, au nez pointu.

Deux employés du magasin sortirent et interrogèrent des badauds sur les causes du waï et, les ayant enfin apprises, se précipitèrent à l'intérieur et retirèrent prestement le mannequin pleureur. La foule avait encore grossi. Deux représentants de l'ordre se pointèrent, les sourcils froncés. Je saisis mon pote par l'épaule :

Dégage ! les flics !

Il me toisa de la tête aux pieds, indigné, et cria à pleins poumons : Dieu tout-puissant...

Dieu tout-puissant , répétèrent plusieurs pénitents.

Pardonne-nous notre cupidité et nos erreurs...

Pardonne-nous notre cupidité et nos errements...

Erreurs, pas errements, corrigea-t-il.

Qu'est-ce qui se passe ici ?  demanda un des flics.

Nous nous repentons de notre concupiscence , cria mon pote.

Vous gênez la circulation sur la voie publique , dit le flic en se plantant devant lui .

A moi tout seul ?  demanda mon pote d'un air étonné, en indiquant la foule d'un geste ample.

Officier, les voies du Seigneur sont plus vastes que toutes les avenues du monde !

C'est possible, repartit le policier,  mais nous sommes encore sur terre ; alors circulez.

Priez donc avec nous , dit noblement mon pote.

Mais le flic n'était pas d'humeur mystique.

Circulez, dit-il avec un peu plus de fermeté.

Une vingtaine de fidèles chantait une complainte improvisée. Mais l'arrivée des policiers et les gyrophares d'une voiture de police en incitèrent plus d'un à chercher le recueillement dans des lieux plus propices. Mon pote secoua la tête avec tristesse et s'éloigna après avoir lancé aux policiers :  Que Dieu vous pardonne !

On a marché côte à côte pendant un moment, sans rien dire ; il semblait même pas me voir.


Va-t-en.

Tu me détestes ?

Je ne déteste personne. J'ai pitié de certains.

Pourquoi aurais-tu pitié de moi ?

Parce que tu es pauvre , qu'il me fait d'une façon qui, pour une fois, n'est pas théâtrale. Il s'est arrêté pour le dire ; il ne l'a pas dit, il l'a crié. Me voilà donc traité de pauvre par un semi-clochard, tandis qu'un de ces chalands qui vendent sur le trottoir des lunettes qui servent à cacher les cicatrices fraîches des liftings, un de ces hommes désossés qui ont perpétuellement l'air de danser, a entendu l'injure et semble la trouver savoureuse. Mon pote se tient à une certaine distance, comme pour parer une agression physique. C'est alors qu'une de ces femmes qui s'étaient agenouillée le rejoint et le saisit par les revers de sa veste fatiguée.

Dites donc !  s'écrie-t-elle avec acrimonie.  Parlez-moi de ce putain de miracle ! Est-ce que vous êtes un type de la Samaritaine, comme on dit ? Est-ce que ce n'était pas un coup de pub déloyal ? Parlez-moi ! Vous m'avez fait m'agenouiller sur le trottoir et j'ai bousillé mon collant ! Faut me répondre mon pote !

Non, madame, je ne travaille pas pour la Samaritaine, non plus que pour aucune boîte de pub. Vous avez bien vu les larmes de cette statue. Et quel sera le poids d'un collant, au jugement dernier, en regard de votre repentir ?

La femme lâche le revers. Et qui êtes-vous ? demande-t-elle en reprenant le revers et en examinant de près le visage de mon pote, sans doute pour vérifier qu'il n'est pas lui-même un mannequin. Le garçon aux cheveux mayonnaise et le vieil inconnu observent la scène à distance, comme les badauds au PMU qui se demandent s'ils ne vont pas finir par jouer tel ou tel cheval.

Qui êtes-vous ? Comment vous appelez-vous ?

Je suis un poète, madame, c'est à dire un homme de Dieu. Quant à mon nom, ce n'est qu'un parmi des milliers. Priez le Seigneur et repentez-vous.

Les yeux de mon pote, délavés, bleus, enfantins, soutiennent sans peine le regard inquisiteur de la femme ; elle lâche de nouveau le revers. Les deux policiers arrivent.

J'ai dit de circuler, dit celui qui parle.

La terre circule pour moi, c'est une vaste branloire pérenne, répond mon pote, paraphrasant Montaigne .

Je le suis.

Pourquoi dis-tu que je suis pauvre ?

Je suis fatigué et tu m'ennuies.

Tu n'es pas assez fatigué pour faire le cirque infernal et pour t'époumoner comme tu l'as fait. Quel est le sens de tout ça ?

Ces gens ne marchent qu'au spectacle. Ce n'est pas une mauvaise chose que de les ramener de temps en temps au sentiment des valeurs, même si elles sont aussi loqueteuses que celles du christianisme. Ça me fait circuler le sang. C'est mieux que d'aller chez les pédés existentialistes freudiens.

Je t'invite à déjeuner.

Je ne vais pas dans des endroits à la con.

Choisis celui que tu veux.


Nous finissons dans un consternant boui-boui, une morgue pour aliments, éclairée au néon, avec des tabourets fixes garnis de plastique éraflé devant un comptoir graisseux. Les gueules des clients sont tellement déformées qu'elles semblent avoir été piétinées pendant des siècles, ou bien ils marchent dessus quand on les voit pas. Les filles sont vertes et les vieux marrons, et tous ont l'air de souffrir de problèmes articulaires, les femelles s'étant fait remplacer les jointures par des cardans en chrome, tandis que les mâles, n'ayant aucun trou à vendre, se sont contentés de débris de ferraille. Bref, on s'assoit et on commande.

Pourquoi tu m'as traité de pauvre ?

Tu n'as rien d'autre à quoi penser ? On t'appelle et tu te sauves. On ne doit jamais quitter quelqu'un qui vous aime et qui ne vous fait que du bien.

Mais, ce n'est pas juste ! Je n'aime pas les hommes !

Il m'adresse ce qu'on appelle dans le métier un regard chargé. C'était, jadis, un bon truc que le regard chargé : on en a vendu pendant quelques années des vacances en Laponie et des moutardes à la mangue, entre autres horreurs, avec ce genre de regards qui laissent entendre que seuls les petits malins et les privilégiés sachant le prix des choses vont se les geler au-delà du cercle polaire et garnissent leurs steaks de cette mixture au goût de vomi qu'est la moutarde à la mangue. Maintenant, on vend les mêmes saloperies, mais avec de la chair fraîche aux yeux étincelant de candeur, le tout en Technicolor, 3D, etc. Tout d'un coup, il se tourne vers une créature perchée sur le tabouret voisin du sien, une italo-Martienne dont la peau est recouverte de couches sédimentaires de fard et dont le corsage douteux est rempli de dix kilos de charcuterie qui a largement dépassé la date de péremption.

Salut beauté, qu'il lui fait.

Je m'arrête de mâcher. La pute revêt instantanément cette expression semi-offusquée et semi-titillée que toutes les fausses blondes avariées de la terre n'ont pas encore appris à éviter.

Belle journée , dit-il encore, enjoué.

La bouche encore dégoutante du beurre de la moitié d'omelette qu'elle s'y est enfournée, la pute coule un regard analytique vers son admirateur. Puis elle se tapote le menton avec une serviette en papier et la délicatesse d'une princesse de Windsor, évacuant d'une pointe de mouchoir en soie une miette de pain.

Mon ami que voici , poursuit-il en m'éperonnant les côtes de l'index, est un timide. Il est très ému par vous, mais il n'ose pas faire le premier pas. Voudriez-vous avoir l'obligeance de l'examiner ?  dit-il en se reculant, de telle sorte que ce monstre expulsé par Darwin du Crétacé puisse me zyeuter. Je serais content qu'il soit foudroyé par une attaque ; les miracles arrivent aussi, les vrais. La créature m'adresse un grand regard rêveur.

Allons, Fodio, ne fais pas la poule mouillée !

J'donne pas d'pourcentage , prévient la pute, spirituelle.

Qui parle de pourcentage, madame ?  s'écrie mon pote.  C'est une histoire d'amour, d'amour au premier coup !

L'autre, flairant le tordu, prend son assiette et va s'installer à l'extrémité du comptoir.

« Farewell ! you are too dear for my possessing, and like enough you know your estimate ! »* clame mon pote.

Ca suffit !  que je fais.

Le visage de mon pote est devenu d'une déconcertante dureté ; on dirait qu'il se prépare à m'envoyer son poing dans la gueule.


Voyons, Fodio, dit-il en sourdine et staccato, si tu avais perdu ta jambe dans un accident et que tu sois sans le sou et rejeté, si tu avais eu une attaque qui fasse qu'une moitié de ton visage dise merde à l'autre, et, si, par-dessus le marché, tu souffrais sur ce visage d'une éruption causée par un excès de mauvaise bouffe, tu serais heureux comme un pinson avec celle-là, non? Tu serais même heureux de m'avoir, moi, un homme, pour te serrer dans mes bras et peut-être te caresser la bite et te donner du plaisir ou pire ! Non ? s'écrie-t-il, sifflant presque de colère. Mais non, tu veux l'image parfaite, la beauté aux jambes fuselées et aux seins ronds, sensuelle et même un peu perverse, non ? Comme tu n'as rien à donner en échange, tu veux qu'on te donne, ou bien tu veux acheter, acheter avec de l'argent, non ? Tu n'as jamais pensé que les gens qui achètent sont des sous-développés. Comme ceux qui sont pauvres de temps, d'imagination ou encore de talent, et qui achètent des plats cuisinés ou surgelés. Toi, Fodio, tu achètes des rêves cuisinés et surgelés ! Et c'est pourquoi je te dis que tu es pauvre ! crie-t-il dans la lumière violâtre de ce lieu de cauchemar.

Je perds patience et le saisis par un revers, décidément en fin de course. Plus rapide que moi, il m'en expédie un dans la mâchoire et je tombe dans la sciure tandis qu'il siffle d'un trait le reste de son verre.

Ce monsieur paiera, il en a l'habitude, lance-t-il au serveur avant de sortir.


* Shakespeare


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