Il s’appelait Arsène De Crevoisier Goui de Bellocq Feuquières, on l’appelait Lieutenant Bellocq. Il avait un œil brillant et l’autre terne, comme le poison et la potion. Si on avait pu le tenir, on lui aurait massacré la gueule : mais quand on l’a finalement eu en face de nous, on voulait tous l’embrasser. Certains avaient les larmes aux yeux, d’autres le regardaient avec un air ébahis.
Il avait été tout à fait exceptionnel durant l’attaque. Nous, ses hommes, on voyait bien qu’il prenait beaucoup trop de risques, mais ça payait alors on ne disait rien. On se racontait quand même ses exploits dans les moments calmes. Ce qui nous semblait le plus fort c’est qu’il ne tirait jamais, il semblait se contenter d’éviter les balles. Mais il nous conduisait exactement où il fallait pour surprendre l’ennemi et l’obliger à se rendre. Une rumeur circulait, invérifiable, qu’il n’avait pas de balles dans son chargeur.
Quand on s’est retrouvé prisonniers, il a totalement changé d’attitude. Il est comme passé à l’ennemi. Il nous vidait des dizaines de chargeur au-dessus de la tête pour rigoler avec les officiers ennemis. Du coup il était bien traité et relativement libre. C’est à ce moment-là qu’on l’a détesté, on lui en voulait et on le jalousait, et certains n’ont pas manqué de l’insulter au passage. Il restait imperturbable. Comme ses geôliers n’étaient pas des enfants de cœur, ils ne l’acceptaient à leur table qu’en qualité de goûteur.
Mais voilà, ça, on l’a su bien après, il avait réussi à mettre la main sur les capsules d’arsenic de certains des officiers de notre camp. Il s’est donné deux semaines pour s’accoutumer au poison, puis il a fait ce qu’il fallait pour que tous les officiers ennemis en mangent autant que lui. La dose devait être suffisante pour les rendre bien malades mais sans éveiller leur attention trop tôt. C’est ce qui s’est passé. Ils sont tous allés se coucher et c’est là qu’il nous a rejoint en nous disant d’être prêts à l’attaque. Vers une heure du matin quand du bruit a commencé de se faire entendre du côté des quartiers des officiers, nous avons lancé l’attaque. Il est reparti en première ligne et même si ça n’a pas été une partie de rigolade, en une heure on a repris le camp sans tirer un seul coup de feu. Privés de leurs chefs les soldats n’ont pas insisté trop longtemps.
Comme j’étais caporal, je me suis approché de lui discrètement et je lui ai demandé comment il avait fait pour tromper tout le monde avec un tel brio.
Caporal ; qu’il m’a demandé, vous êtes chrétien ?
J’ai fait une moue dénuée d’ambigüité bien qu’exprimant le doute.
Si vous étiez chrétien qu’il a poursuivi, et l’éclat de son œil sain m’a semblé redoubler d’intensité, vous sauriez que la mort n’est pas fatale puisque Jésus a ressuscité. La patience est le moyen de la vaincre. Préparez-vous à être désormais empoisonné par la paix. Et il s’est éloigné après m’avoir serré la main. Et soudain il s’est retourné et il a crié patience en levant les yeux au ciel.
Je n’ai jamais compris ses paroles mais je ne les ai jamais oubliées. Chaque fois que je rencontre un survivant de cette histoire, je lui demande comment il va. Tous jusqu’à présent m’ont fait la même réponse : l’ennui ronge leur vie. Et à chaque fois, je me surprends à dire, comme un poison ? Et tous d’acquiescer en silence.
C’est de là que j’ai décidé de lire la bible.