mon compteur

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Science ou Magie?

 

 

bacon pop 2.JPG

 

 

Par Télémax, paru dans  Au Trou !? n°18

 Notre propos est ici de remettre en question la fable libérale ou républicaine d'une science moderne appuyée principalement sur la raison et le scepticisme. En partant d'un essai consacré à Francis Bacon Verulam, présumé « père fondateur de la science moderne », par Mickaël Popelard (PUF, 2010).

Cet ouvrage a le mérite d'attirer l'attention sur un savant anglais méconnu en France, dont il n'est pas aisé de se procurer les bouquins en librairie, ni même en bibliothèque. Cependant le Popelard comporte de nombreux manques et approximations.

Ainsi on ne trouvera pas de réponse claire à ce que les thésards spécialistes de Bacon présentent le plus souvent comme le paradoxe, voire l'énigme suivante : comment se fait-il que Bacon soit répertorié parmi les savants qui sont censés avoir donné l’impulsion décisive à la science moderne au début du XVIIe siècle, alors même que sa méthode scientifique contredit complètement les principes actuels de la science ? Pour ne donner qu'un seul exemple, la démarche est consacrée aujourd’hui de « l'hypothèse » en science ; en raison de sa parenté avec le syllogisme et le légalisme mathématique, F. Bacon la récuse comme une approche plus religieuse que scientifique de la nature. Si bien que la critique drastique de la science scolastique médiévale par Bacon, pourrait être reprise exactement dans les mêmes termes afin de critiquer la science dite « moderne ».

- Un élément significatif permet de mieux comprendre le fossé entre Bacon et le congrès mondial des savants du XXIe siècle. Tandis que l'universalité de la science tient d’abord aujourd'hui au langage mathématique commun, c'est-à-dire à l'outil scientifique, en revanche c'est l'objet de la science lui-même qui est universel aux yeux de Bacon ; à tel point qu'il regarde la mythologie comme le moyen le plus sûr pour véhiculer ou conserver la connaissance scientifique à travers les âges, la faire partager au plus grand nombre, et non seulement à une élite scientifique. Il discerne par exemple à travers les mythes de Protée ou Cupidon, un propos ayant trait à la matière ou à la physique atomique.

Autrement dit, Bacon oppose l'imaginaire scientifique aux spéculations mathématico-juridiques médiévales. Ce sont pour le savant anglais les spéculations et les hypothèses qui s'éloignent le plus de l'expérience scientifique, non l'imagination. En ça il est le savant le plus typique de la Renaissance, époque où se manifeste la même volonté dans les arts de rompre avec l'existentialisme médiéval (notamment avec l'hypothèse du purgatoire) ; les meilleurs humanistes de la Renaissance cherchent à renouer avec le rapport de l'homme, non plus au destin, collectif ou personnel, mais au cosmos. L'effort est constant de la part des penseurs matérialistes les plus sérieux depuis l’Antiquité, et perpétué par Bacon, pour ne pas appliquer au cosmos lui-même une fonction mécanique.

- Un détail, interprété à la va-vite, peut inciter à voir en Bacon l'ancêtre de l'ingénieur moderne. Son anticipation dans un ouvrage à vocation mythologique, « La Nouvelle Atlantide », de toutes les avancées modernes dans le domaine de l'ingénierie : avion, réfrigération, radio, télévision, etc. Mais il est bien net par ailleurs que Bacon n'assigne à la technique et aux arts libéraux, dont on peut se demander s'ils ne sont pas les moteurs principaux de l'anthropologie ou de la culture modernes, qu'une place subalterne :

« Mécaniciens, mathématiciens, médecins, alchimistes et magiciens se mêlent de pénétrer la nature (au niveau des oeuvres) : mais tous (en l’état actuel) sans grand effort et pour un succès médiocre. » écrit Bacon dans son « Novum Organum ».

Le fait même d'anticiper tout un tas d'inventions avec brio est une façon de les situer dans le domaine des opérations et œuvres possibles, secondaires aux yeux de cet humaniste, dont la science vise l'impossible, comme si c’était le penchant le plus naturel de l'homme, du moins le seul dont l’humanité puisse attendre le progrès.

Les choses possibles sont prévisibles, nous dit Bacon ; il n'y a donc pas grand mérite pour l'homme, par conséquent, à n’accomplir que les choses possibles.

Il n'y a donc pas lieu comme fait Popelard d'introniser Bacon plus ou moins le « saint patron des ingénieurs ». Encore moins, comme certains philosophes existentialistes allemands, tels Horkheimer ou Adorno, de lui reprocher d'avoir joué un rôle déterminant dans le culte du machinisme ou des technologies. C’est même l’hôpital qui se moque de la charité, sachant la vocation de l’existentialisme à cautionner des régimes politiques industriels ou mercantiles. Si Marx s’est appuyé sur Bacon, c’est principalement en raison de la dévaluation de la politique au profit de la science qu’il opère.

On conçoit aisément que, si Bacon a pu prévoir toutes ces inventions technologiques ultérieures, il était lucide sur les aspects dommageables de la technique pour l'homme, dommages qu'il n'envisage pas comme une fatalité. La subordination à des fins spirituelles de la technique est même le meilleur moyen pour lui d'éviter le détournement de la puissance par la philosophie morale ou politique, sa pente à cultiver la puissance pour elle-même, dont Bacon est parfaitement conscient.

Bacon est le dernier humaniste de la Renaissance à ouvrir la voie à l'art religieux de la mise en abyme, dont le culte de l'identité, sorte « d'autofiction pour les nuls », paraît la queue de poisson ; « autofiction » dont les inégalités sociales suffisent pour discerner le caractère de supercherie cléricale.

En outre Bacon ne souscrit pratiquement à aucune des théories scientifiques qui font autorité aujourd'hui : ni l'héliocentrisme copernicien qu’il combat, ni l'atomisme et sa quête des particules élémentaires à l'infini. Peu ou prou, la seule science où Bacon est accordé avec le savoir moderne est la dérive des continents, pour la simple et bonne raison que Bacon est le premier à faire l'observation de l'apparence de puzzle de la mappemonde.

 

Ajoutons pour souligner le fossé qui sépare le progrès selon Bacon du progressisme scientifique actuel, que cet humaniste tient l’Antiquité pour une époque plus « neuve » que la nôtre, et incite à regarder donc les « temps modernes » comme étant plus antiques.

Le reproche qu'on peut faire à la thèse de Popelard, c'est de voir Bacon à travers le prisme de l'anthropologie, qui consiste à ne retenir de la science de Bacon que les éléments qui s'accordent ou paraissent superficiellement s'accorder avec le discours de la méthode ou les principes actuels.

C'est un procédé plus psychologique que scientifique. Il laisse entrevoir la vocation rhétorique ou de justification de l'anthropologie, dont le moyen âge, selon Bacon, a fourbi les armes et que la dévotion républicaine reproduit ; une forme de confort intellectuel dangereux.

Dans cette perspective rétroactive, les différences essentielles entre la science de Descartes et celle de Bacon sont, par exemple, effacées par les historiens modernes de la science (Voltaire lui-même n’a pas vu qu’il y avait bien plus d’armes contre Descartes dans Bacon que dans Newton, dont les élucubrations religieuses auraient dû l’inciter à se méfier.)

Un chapitre dans la thèse de Popelard, consacré aux rapports de la science et de la magie, lance le lecteur sur une piste plus intéressante. Dans le but de restaurer la science, Bacon pioche dans toutes les disciplines, sans tabou, et élague de même. Sans exclure les travaux des alchimistes, qui posèrent les bases de la chimie moderne, tel le moine homonyme Roger Bacon, qui retrouva le procédé de fabrication de la poudre explosive : « Cependant, il ne faut pas nier que les alchimistes aient fait bien des découvertes et qu'ils aient enrichi les hommes d'inventions utiles... » Novum Organum »)

De tels alchimistes se contentaient le plus souvent de la découverte de recettes efficaces, de façon empirique, sans se soucier le plus de tirer avantage de leurs recherches pour une élucidation plus approfondie du monde. La chimie moderne vise de la même manière la plus grande efficacité, impressionne par les armes puissantes qu'elle procure, comme les alchimistes pouvaient être craints à cause de leur maîtrise de certaines substances ou forces naturelles.

Les équations d'Einstein, schématisant à peu près le mécanisme de l'énergie, n'ont pas de valeur opérative en science physique : elles ne permettent pas, bien sûr, de créer de l'énergie à partir de rien, ni d'augmenter la puissance explosive ; et dans le domaine de l'élucidation des causes ou de la cause première, elles n’ouvrent que sur les hypothèses les plus hypothétiques et les moins expérimentales, à des milliards d'années voire des « années-lumière » de nous. De telles explications mathématiques « sui generis », certains magiciens-astrologues de la Renaissance, tel le mage John Dee, en faveur auprès de la reine Elisabeth Ire, en donnaient déjà, prêtant aux valeurs numériques le caractère divin ou idéal. Un tel penchant se retrouve aujourd'hui chez certains anthropologues, spécialistes des langages humains, qui confèrent à ces outils une valeur quasiment mystique. Voire des adeptes de tel folklore ou langage tombés en désuétude, qui voudraient les faire renaître de leurs cendres.

Dans la conscience du public moderne, les formules et équations mathématiques revêtent le même caractère incantatoire que les formules de certains magiciens pour convoquer telle ou telle force surnaturelle revêtaient au moyen âge.

M. Popelard se préoccupe seulement de la magie dans la science de Bacon ou celle de la Renaissance ; mais qu’en est-il aujourd’hui, dans un temps que les plus béats n’hésitent pas à qualifier de « post-modernes » ?

Les commentaires sont fermés.