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Orphée, ou la philosophie.

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D’après François Bacon Verulam

 

Orphée ayant eu sa bien aimée ravie par la mort, résolut de descendre aux enfers pour essayer à l’aide du pouvoir de sa harpe de la récupérer. Et en effet il parvint si bien à adoucir et apaiser les puissances du mal par les douces mélodie de sa harpe et de sa voix qu’il obtint d’elles le privilège de la reprendre à la condition expresse qu’elle le suive et qu’il ne se retourne pas pour s’en assurer, jusqu’à ce qu’ils atteignent la lumière du jour. Mais, rendu impatient par la tendresse et l’affection, et croyant le danger passé, il se retourna. Ainsi la consigne étant  rompue, elle fut précipitée à nouveau chez Pluton. A partir de ce moment Orphée devenu pensif et triste, ennemi déclaré du sexe, se réfugia dans la solitude. De là, par le même pouvoir de sa harpe et de sa voix, il attira des bêtes sauvages de toutes sortes autour de lui, lesquelles oubliant leur nature, ni poussées par la revanche, la cruauté, la luxure, la faim ou le désir de proie, se tinrent devant lui comme subjuguées, apprivoisées, captivées par la musique.  La puissance et l’efficacité des harmonies de cette musique fut telle que même les arbres et les pierres en vinrent à se déplacer et venir se ranger autour de lui. Après un certain temps de cette pratique admirable la femme Thrace, poussée par Bacchus, se mit à souffler si outrageusement dans une trompette que cela couvrit presque entièrement la musique d’Orphée. Ainsi la puissance, qui servait de lien à leur société et qui tenait les choses en ordre, étant dissolue, la perturbation et le désordre de nouveau apparurent, chaque créature retournant à son état naturel, se mit à poursuivre et traquer son voisin comme auparavant. Les pierres et les forêts reprirent leurs anciennes places. Et même Orphée fut à la fin mis en pièces par les furies et ses membres répandus à travers le désert. Mais pour venger sa mort la rivière Hélicon, sacré des muses, se cacha sous la terre pour en ressortir en d’autres lieux. 

 

 

Voici quel parait être le vrai sens de cette fable. La musique d’Orphée est de deux sortes. L’une qui apaise les puissances de l’enfer, et l’autre qui rassemble les bêtes sauvages et les arbres. La première est reliée à une philosophie de la nature tandis que la seconde l’est à une philosophie morale et politique.

Car le but le plus élevé de la philosophie est de rétablir entièrement les choses corrompues en les ramenant à leur premier état ou de les conserver dans leur état actuel en les préservant de toute dissolution, ou du moins en retardant leur putréfaction, ce qu’on peut regarder comme le premier et le plus faible degré de l’effet à produire. Or, si une telle entreprise n’est pas impossible, il est évident qu’on ne peut l’exécuter que par une judicieuse combinaison des substances et des forces contraires de la nature habilement tempérées les unes par les autres, combinaison élégamment figurée par les doux accords et la savante harmonie de la lyre d’Orphée. Cependant une telle entreprise étant toute hérissée de difficultés, rarement les tentatives en ce genre sont heureuses. La cause de ces mauvais succès n’est autre, selon toute apparence, que la précipitation, la minutieuse exactitude, la pesante assiduité et le désir excessif d’être instruit avant le temps ; d’où il arrive que la philosophie, après avoir manqué le but, affligée avec raison de l’impuissance de ses efforts, se tourne vers les choses humaines, et, subjuguant les âmes par la douceur de l’éloquence et par la force de persuasion, y insinue l’amour de la vertu, de la justice et de la paix, engage les hommes à se réunir pour ne plus former qu’un seul corps, à subir le joug sacré des lois, à se soumettre à l’autorité d’un gouvernement, à réprimer la violence de leurs passions, à écouter les sages maximes que la philosophie leur enseigne et à les suivre pour leur propre utilité. Lorsque ces leçons de la philosophie fructifient, des édifices s’élèvent, des villes sont fondées, des champs ensemencés, des arbres plantés ; travaux élégamment figurés par ces arbres et ces pierres qui viennent se poser et se ranger avec ordre autour d’Orphée. C’est encore avec beaucoup de jugement et de méthode que l’inventeur de cette fable suppose que les philosophes ne sont occupés de la formation ou de la conservation des sociétés humaines qu’après avoir entrepris de restaurer entièrement ou de rajeunir un corps mortel, et avoir manqué tout-à-fait le but ; car c’est une considération plus sérieuse et un sentiment plus profond de l’inévitable nécessité de mourir qui excite les hommes à aspirer avec tant d’ardeur à un autre genre d’éternité en éternisant leur nom par des actions, des productions ou des services qui laissent un long souvenir. C’est encore avec fondement que le poète feint qu’Orphée, après avoir sans retour perdu son épouse, eut de l’aversion pour les femmes et le mariage ; car les douceurs du mariage et les tendres sollicitudes attachées à la paternité sont autant d’obstacles qui détournent les hommes des hautes entreprises et les empêchent de rendre à leur patrie ces services mémorables dont nous venons de parler, parce qu’alors, contents de se perpétuer par leur race et leur postérité, ils sont moins jaloux de s’immortaliser par de grandes actions. Cependant quoique les œuvres de la sagesse politique tiennent le premier rang parmi les choses humaines, leurs effets ne s’étendent que sur certaines contrées, ils n’ont qu’une durée limitée, et la période où leur influence est circonscrite une fois révolue, tout s’efface à jamais ; car après que les empires, soit royaumes, soit républiques, ont fleuri et prospéré pendant un certain temps, la paix y est troublée par des révoltes, des séditions, des guerres ; au bruit des armes les lois se taisent, et les hommes retournant à leurs inclinations dépravées, les champs sont ravagés et les villes renversées. Peu de temps après, si ces fureurs sont de quelques durée, les lettres mêmes et la philosophie sont tellement déchirées qu’il n’en reste plus que quelques fragments dispersés comme les débris d’un naufrage et où se trouvent quelques planches sur lesquelles se sauvent un petit nombres de vérités précieuses, et alors règne l’ignorance avec la barbarie, l’Hélicon dérobant ses eaux à la lumière et coulant sous terre. Cependant, en conséquence de la vicissitude naturelle des choses humaines, au bout d’un certain temps ces eaux se font jour encore à la surface et y coulent de nouveau, mais dans d’autres lieux et pour d’autres nations. 

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