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Le grand Pan

 

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D’après François Bacon Verulam

 

Avec le personnage de Pan, les anciens ont donné une très exacte description de toute la nature. Ils ont laissé dans le doute son origine. Les uns affirment en effet qu’il a été engendré par Mercure, les autres lui attribuent une origine tout à fait différente ; ils disent que Pénélope coucha avec tous ses prétendants et que Pan fut le fils commun issu de ces accouplements mêlés. Mais, dans ce dernier récit, le nom de Pénélope a sans doute été rajouté à la fable originale par des auteurs plus récents ; et il est d’ailleurs fréquent que les plus anciens récits soient adaptés à des personnages et des noms qui leur sont postérieurs, parfois de façon stupide et absurde, comme on peut le voir ici, puisque Pan était l’un des dieux les plus anciens ; il remonte à des temps bien antérieurs à ceux d’Ulysse et surtout Pénélope était vénérée dans l’antiquité pour sa fidélité conjugale. Nous ne devons pas non plus négliger une troisième explication de sa génération : certains en effet l’ont tenu pour le fils de Jupiter et de Hybris, c’est-à-dire de l’Outrage. Quelle que fut son origine, on racontait qu’il avait les Parques pour sœurs.

Voici l’image de Pan, telle que les anciens l’ont dépeinte : il portait des cornes, dont le sommet s’élevait jusqu’aux cieux. Son corps était entièrement couvert de poils et hirsute, sa barbe d’une longueur extrême. Sa figure était double ; humaine dans sa partie supérieure, mais pour moitié animale, et elle se terminait par des pieds de chèvre. Comme signes de son pouvoir, il tenait dans sa main gauche une flûte, faite de sept tuyaux, et dans la droite une sorte de crosse ou bâton recourbé par le haut ; une peau de léopard lui sert d’habillement. Quant aux pouvoirs et aux fonctions qu’on lui attribuait, il était regardé comme le dieu des chasseurs et même des pasteurs, et en général des habitants de la campagne. Il présidait aussi aux montagnes. Il était messager des dieux, ainsi que Mercure, et immédiatement après lui pour la dignité. On le regardait comme le chef et le général des nymphes qui dansaient perpétuellement autour de lui. Il avait aussi pour cortège les satyres, et les silènes beaucoup plus âgés qu’eux. On lui attribuait le pouvoir d’envoyer des terreurs, surtout des terreurs vaines et superstitieuses, qui de son nom ont été appelées paniques. Les actions qu’on rapporte de lui sont en assez petit nombre ; on dit surtout qu’il défia à la lutte Cupidon, par lequel il fut vaincu ; qu’il embarrassa le géant Typhon dans des filets et le tint assujetti. On raconte de plus que Cérès étant triste et affligée de l’enlèvement de Proserpine, comme les dieux la cherchaient avec inquiétude et s’étaient pour cela dispersés sur différents chemins, Pan fut le seul qui eut le bonheur de la trouver, étant à la chasse, et de la leur montrer. Il osa aussi disputer à Apollon le prix de la musique, prix que Midas, choisi pour arbitre, lui adjugea, ce qui valut à ce roi des oreilles d’âne, mais ces oreilles étaient cachées. On ne suppose pas à Pan aucunes amours, du moins il en eut peu, ce qui peut paraitre assez étonnant dans la troupe des dieux qui, comme l’on sait, prodiguait si aisément ses amours. On dit seulement qu’il aima Echo, qui fut aussi regardée comme sa femme, et une autre nymphe appelée Syrinx, dont Cupidon, pour se venger de ce qu’il avait osé le défier à la lutte, le rendit amoureux. On prétend qu’autrefois il évoqua la lune dans de hautes forêts, et qu’il n’eut pas non plus d’enfants, ce qui n’est pas moins étonnant, attendu que les dieux, surtout les mâles, étaient merveilleusement prolifiques, si ce n’est qu’on lui donne pour fille une certaine femmelette qui était servante et se nommait Iambe, femme qui ordinairement amusait ses hôtes par des contes plaisants, et qu’on croyait un fruit de son mariage avec Echo.

 

Pan, comme le dit son nom même, représente l’univers ou l’immensité des choses. Or, il y a, et il peut y avoir, sur l’origine du monde deux sentiments différents ; ou il est sorti de Mercure, c’est-à-dire du Verbe divin, ce que l’Ecriture-sainte met hors de doute, et ce qu’ont vu les philosophes mêmes, du moins ceux qui ont été regardés comme les plus appliqués à la théologie, ou alors il est provenu des semences confuses des choses. En effet, quelques philosophes ont prétendu que les semences des choses sont infinies, même en substance ; d’où est dérivée cette hypothèse des Homoiomères, qu’Anaxagore a ou inventée ou rendue célèbre. Quelques-uns cependant, doués d’une plus grande pénétration, pensent que c’est assez, pour expliquer la variété des composés de supposer que les principes des choses sont identiques quant à la substance et ne diffèrent que par leurs figures, mais par des figures fixes et déterminées, et que tout le reste ne dépend que de leurs situations respectives et de la manière dont ils se combinent ; source d’où est émanée l’hypothèse des atomes qu’adopte Démocrite, après que Leucippe l’eût inventée. Mais d’autres n’admettaient qu’un seul principe, lequel, selon Thalès, était l’eau, selon Anaximène l’air, et selon Héraclite le feu ; et néanmoins ce même principe, ils le croyaient unique, quant à l’acte, mais variable en puissance et susceptible de différentes modifications, et tel que les semences des choses s’y trouvaient cachées. Mais ceux qui à l’exemple de Platon et d’Aristote, ont supposé une matière totalement dépouillée de qualités, sans forme constante et indifférente à toutes les formes, ont beaucoup plus approché du sens de la parabole ; car ils ont regardé la matière comme une sorte de femme publique, et les formes comme les prétendants. En sorte que toutes les opinions sur les principes des choses reviennent à ceci et se réduisent à cette distribution : le monde a pour principe, ou Mercure, ou Pénélope et ses prétendants. Quant à la troisième génération de Pan, elle est de telle nature qu’il semble que les grecs, soit par l’entremise des Egyptiens, soit de toute autre manière, aient eu quelques connaissance des mystères des Hébreux. Elle se rapporte à l’état du monde, considéré, non tel qu’il était à son origine, mais tel qu’il fut après la chute d’Adam, c’est-à-dire lorsqu’il fut devenu sujet à la mort et à la corruption ; et cet état fut, en quelque manière, fils de Dieu et de l’injure, c’est-à-dire du péché ; il subsiste même aujourd’hui, car le péché d’Adam tenait de l’injure, puisqu’il voulait se faire semblable à dieu. Ainsi ces trois sentiments sur la génération de Pan sembleront vrais, si l’on distingue avec soin les temps et les choses. En effet, ce Pan, tel que nous l’envisageons en ce moment, tire son origine du Verbe divin, moyennant toutefois la matière confuse, qui était elle-même l’ouvrage de Dieu, la prévarication, et par elle la corruption, s’y étant introduites.

 

Les destins, ou les natures des choses, sont avec raison regardées comme sœurs. Car, par ce mot de destins sont désignés leurs commencements, leurs durées et leurs fins, ainsi que leurs accroissements et leurs diminutions, leurs disgrâces et leurs prospérités ; en un mot, toutes les conditions de l’individu ; conditions pourtant qu’on ne peut reconnaitre que dans un individu d’une espèce noble, tel qu’un homme, une ville, ou une nation. Or, c’est Pan, ou la nature des choses, qui fait passer ces individus par des conditions si diverses ; en sorte que, par rapport aux individus, la chaine de la nature et le fil des Parques ne sont qu’une et même chose. De plus, les anciens ont feint que Pan demeure toujours en plein air, que les Parques habitent un souterrain, et qu’elles volent vers les hommes avec la plus grande vitesse parce que  la nature et la face de l’univers sont visibles et exposées à nos regards, au lieu que les destinées des individus sont cachées et rapides. Que si l’on prend ce mot de destinée dans une signification plus étendue et qu’on entende par là quelque espèce d’évènement que ce puisse être, et non pas seulement les plus frappants, néanmoins, en ce sens-là même, ce nom convient fort bien à la totalité des choses, au grand tout, attendu que, dans l’ordre de la nature, il n’est rien de si petit qui n’ait sa cause, et au contraire rien de si grand qui ne dépende de quelque autre chose ; en sorte que l’assemblage de la nature, renferme en son sein toute espèce d’évènement, le plus grand comme le plus petit, et qu’elle le produit en son temps d’après une loi dont l’effet est certain. Ainsi rien d’étonnant, si l’on a supposé que les Parques étaient les sœurs de Pan, et ses sœurs très légitimes, car la fortune est fille du vulgaire et ne plait ordinairement qu’aux esprits superficiels. Certes, Epicure ne tient pas seulement un langage profane ; mais il me parait extravaguer tout-à-fait, lorsqu’il dit : « qu’il vaut mieux croire la fable des dieux, que supposer un destin ; » comme s’il pouvait y avoir dans l’univers quelque chose qui, semblable à une île, fût détaché de la grande chaine des êtres. Mais Epicure, comme on le voit par ses propres paroles, a accommodé et assujetti sa philosophie naturelle à sa morale, ne voulant admettre aucune opinion qui pût affliger, inquiéter l’âme, et troubler cette euthymie dont Démocrite lui avait donné l’idée. C’est pourquoi, plus jaloux de se bercer dans de douces pensées que capable de supporter la vérité, il secoua entièrement le joug, et rejeta la nécessité du destin aussi bien que la crainte des dieux. Mais en voilà assez sur la fraternité de Pan avec les Parques.

 

Si l’on attribue au monde des cornes plus larges par le bas et plus aigües à leur sommet, c’est que toute la nature des choses est comme aigüe et semblable à une pyramide ; car le nombre d’individus qui forment la large base de la nature est infini. Ces individus se réunissent en espèces, qui sont aussi en grand nombre ; puis les espèces s’élèvent en genre, lesquels, à mesure que les idées se généralisent, vont en se resserrant de plus en plus, en sorte qu’à la fin la nature semble se réunir en un seul point ; et c’est ce que signifie cette figure pyramidale des cornes de Pan. Mais il ne faut pas s’étonner que ces cornes, par leur extrémités, touchent au ciel, attendu que les choses les plus élevées de la nature, c’est-à-dire les idées universelles, touchent en quelque manière aux choses divines. Aussi avait-on feint que cette fameuse chaine d’Homère, c’est-à-dire celle des causes naturelles, était attachée au pied du trône de Jupiter. Et comme il est facile de s’en assurer, il n’est point d’homme, traitant la métaphysique et ce qu’il y a dans la nature d’éternel et d’immuable, et détournant un peu son esprit des choses variables et passagères, qui ne tombe aussitôt dans la théologie naturelle, tant le passage du sommet de cette pyramide à Dieu même est rapide et facile.

 

C’est avec autant d’élégance que de vérité qu’on représente le corps de la nature comme hérissé de poils, par suite de ces rayons qu’on trouve partout ; car les rayons sont comme les crins, comme les poils de la nature, et il n’est rien qui ne soit plus ou moins rayonnant. C’est ce qui est très sensible dans la faculté visuelle, ainsi que dans toute vertu magnétique et dans toute opération à distance. Mais la barbe de Pan surtout a beaucoup de saillie, parce que les rayons des corps célestes, et principalement ceux du soleil, exercent leur action de fort loin ; et cette action pénètre fort avant, et cela au point qu’ils ont travaillé et totalement changé la surface de la terre, et même son intérieur jusqu’à une certaine profondeur. Or, la figure qui concerne la barbe de Pan est d’autant plus juste que le soleil lui-même, lorsque sa partie supérieure étant couverte par un nuage ses rayons s’échappent par-dessous, semble avoir une barbe.

 

C’est aussi avec raison que le corps de la nature est représenté comme participant de deux formes, vu la différence des corps supérieurs et des corps inférieurs ; car les premiers, à cause de leur beauté, de l’égalité, de la consistance de leur mouvement et de leur empire sur la terre et les choses terrestres, sont fort bien représentés par la figure humaine, la nature humaine participant de l’ordre et de la domination. Mais les derniers, à cause de leur désordre et de leurs mouvements peu réglés, et parce qu’ils sont en bien des choses gouvernés par les corps célestes, peuvent être désignés par la figure d’un animal brute. De plus, cette duplicité de forme se rapporte à l’enjambement réciproque des espèces ; car il n’est pas dans la nature d’espèce qui paraissent absolument simple ; mais chaque espèce participe de deux autres et semble en être composée. L’homme, par exemple, tient quelque peu de la brute, la brute quelque peu de la plante, la plante quelque peu du corps inanimé. Et à proprement parler, tout participe de deux formes, tenant et de l’espèce inférieure et de l’espèce supérieure, dont elle n’est que l’assemblage. Or, la parabole des pieds de chèvre représente fort ingénieusement l’ascension des corps subtils vers les régions de l’atmosphère et du ciel, où ils demeurent ainsi suspendus, et de là sont précipités vers la région inférieure plutôt qu’ils n’en descendent ; car la chèvre est un animal qui aime à gravir, à se suspendre aux rochers, à s’attacher aux corps pendant sur des précipices. C’est ce que font aussi tous les corps, même ceux qui sont destinés au globe inférieur. Aussi n’est-ce pas sans raison que Gilbert, qui a fait de si laborieuses recherches sur l’aimant, et cela en procédant par la voie expérimentale, a fait naitre ce doute, savoir : si les corps graves placés à une grande distance de la terre ne perdraient pas peu à peu leur mouvement vers le bas.

 

On place dans les mains de Pan deux attributs : l’un est celui de l’harmonie, l’autre celui de l’empire. Il est manifeste que la flûte à sept tuyaux représente le concert et l’harmonie des choses, ou cette combinaison de la concorde avec la discorde, résultante du mouvement des sept étoiles errantes ; car on ne trouve point dans le ciel d’autres écarts que ceux des sept planètes, écarts qui, tempérés par l’égalité des étoiles fixes et la distance perpétuellement invariable où elles sont les unes des autres, peuvent bien être la cause et de la constance des espèces et de l’instabilité des individus. Mais il existe quelques planètes plus petites qui ne soit point visibles, s’il y a dans le ciel quelque changement plus considérable, tels que peuvent être ceux qu’y occasionnent certaines comètes plus élevées que la lune, ce sont comme autant de flûtes, ou tout-à-fait muettes, ou dont le son est de peu de durée, attendu que leur action ne parvient pas jusqu’à nous ou qu’elle ne trouble pas longtemps cette harmonie des sept tuyaux de la flûte de Pan. Le bâton recourbé, qui est un attribut du commandement, est une élégante métaphore pour figurer les voies de la nature, lesquelles sont en partie droites et en partie obliques. Et si c’est principalement à son extrémité supérieure que ce bâton ou cette verge est recourbée, c’est parce que les desseins de la providence s’exécutent par des détours et des circuits, en sorte que ce qui semble se faire est tout autre chose que ce qui se fait ; signification toute semblable à celle de la parabole de Joseph vendu en Egypte. Il y a plus, dans tout gouvernement humain, ceux qui sont assis au gouvernail, lorsqu’il s’agit de suggérer et d’insinuer au peuple ce qui lui est utile, y réussissent mieux à l’aide de prétextes et par des voies obliques que par les voies directes ; et ce qui peut paraitre étonnant, c’est que dans les choses purement naturelles on réussit mieux en trompant la nature qu’en voulant la forcer. Tant il est vrai que les choses qui se font trop directement sont maladroites et se font obstacles à elles-mêmes, au lieu que les voies obliques et d’insinuation font que les choses coulent plus doucement et obtiennent plus sûrement leur effet ! Rien de plus ingénieux encore que la fiction qui suppose que le manteau et l’habit de Pan est une peau de léopard, vu ces espèces de taches qu’on trouve partout dans la nature. Car le ciel, par exemple, est tacheté d’étoiles, la mer est tachetée d’îles, et la terre l’est de fleurs. Il y a plus, les corps particuliers sont presque tous mouchetés à leur surface, qui est comme le manteau, l’habit de la chose.

 

Quant à l’office de Pan, il n’est rien qui l’explique mieux et qui le peigne plus au vif que de supposer qu’il est le dieu des chasseurs ; car toute action, et par conséquent tout mouvement et tout état progressif, n’est autre chose qu’une chasse. Par exemple, les sciences et les arts chassent aux œuvres qui leur sont propres ; les conseils humains chassent à leur buts respectifs, et toutes les choses naturelles chassent à leurs aliments pour se conserver, et à leurs voluptés, à leurs délices pour se perfectionner. Car toute chasse a pour objet une proie ou un divertissement, et cela par des moyens ingénieux et pleins de sagacité.

 

Pan est aussi le dieu des habitants de la campagne parce que les hommes de cette classe vivent plus selon la nature, au lieu qu’à la ville la nature est corrompue par l’excessive culture ; en sorte que ce vers du poète qui peint si bien les effets de l’amour s’applique aussi à la nature, à cause des raffinements de cette espèce : Pars minima est ipsa puelle sui. (la pauvre enfant n’est plus que la moindre partie d’elle-même. Ovide) 

 

Pan est dit présider aux montagnes, parce que sur les montagnes et autres lieux élevés la nature, se développant mieux, est plus exposée à nos regards et à nos observations. Or, que Pan soit, immédiatement après Mercure, le messager des dieux, c’est là une allégorie tout-à-fait divine, attendu qu’immédiatement après le verbe divin, l’image même du monde est l’éloge le plus magnifique de la sagesse et de la puissance divine ; et c’est ce que le poète divin a ainsi chanté : « Les cieux mêmes chantent la gloire de Dieu, et le firmament annonce les œuvres de ses mains. » Psaumes 18 : 2.

Ces nymphes qui divertissent le dieu Pan, ce sont les âmes, car les délices du monde sont comme les délices des êtres vivants. C’est avec raison qu’on le regarde comme leur chef, attendu que, dansant pour ainsi dire autour de lui, chacune comme à la manière de son pays et avec une variété infinie, elles se maintiennent ainsi dans un mouvement perpétuel. C’est aussi avec beaucoup de sagacité que certain auteur moderne a réduit au mouvement toutes les facultés de l’âme et a relevé la précipitation et le dédain de quelques anciens qui, envisageant et contemplant d’un œil trop fixe la mémoire, l’imagination et la raison, ont oublié la force cogitative qui joue le principal rôle. Car se souvenir et même n’avoir qu’une simple réminiscence, c’est penser ; et raisonner, c’est encore penser. Enfin, l’âme, soit qu’on la suppose avertie par les sens ou abandonnée à elle-même, soit qu’on la considère dans les fonctions de l’entendement ou dans celles des affections et de la volonté, danse pour ainsi dire à la mesure de nos pensées ; c’est ce qui est figuré par cette danse des nymphes. Ces satyres et ces silènes qui accompagnent perpétuellement le dieu Pan, ce sont la jeunesse et la vieillesse ; car il est dans toutes les choses de ce monde, un âge de gaîté et d’activité, et un autre âge où elles soupirent après le repos et aiment à boire. Or, aux yeux de tout homme qui se fait des choses une juste idée, les goûts de ces deux âges peuvent paraitre quelque chose de difforme et de ridicule, comme le sont les satyres et les silènes.

 

Quant à l’allégorie des terreurs paniques, elle renferme un sens très profond ; car la nature a mis dans tous les être vivants la criante et la terreur en qualité de conservatrice de leur vie et de leur essence, et pour les porter à éviter et à repousser tous les maux qui les affligent ou les menacent. Cependant cette même nature ne sait point garder de mesure, et à ces craintes salutaires elle en mêle de vaines et de puériles, en sorte que, si l’on pouvait pénétrer dans l’intérieur de chaque être, on verrait que tout est plein de terreurs paniques, surtout les âmes humaines, et plus que tout encore le vulgaire, qui est prodigieusement agité et travaillé par la superstition (laquelle au fond n’est autre chose qu’une terreur panique), principalement dans les temps de détresse, de danger et d’adversité. Et ce n’est pas seulement sur le vulgaire que règne cette superstition ; mais des opinions de ce vulgaire, elle s’élance dans les âmes des plus sages ; en sorte qu’Epicure, s’il eût réglé sur un même principe tout ce qu’il a avancé sur les dieux, eût tenu un langage vraiment divin lorsqu’il a dit « que ce qui est profane, ce n’est pas de nier les dieux du vulgaire, mais bien d’appliquer aux dieux les opinions de ce même vulgaire. »

 

Quant à l’audace de Pan et à cette présomption qu’il eut de défier Cupidon à la lutte, cela signifie que la matière n’est pas sans quelque tendance, sans quelque penchant à la dissolution du monde, et qu’elle le replongerait dans cet ancien chaos si la concorde, qui prévaut contre elle et qui est ici figuré par l’Amour ou Cupidon, en mettant un frein à sa malice et à sa violence, ne la forçait pour ainsi dire à se ranger à l’ordre. Ainsi, c’est par un destin propice aux hommes et aux choses, ou plutôt par l’infinie bonté de l’Etre suprême, que Pan a le dessous dans le combat et se retire vaincu. C’est ce que signifie aussi cette allégorie de typhon embarrassé dans ses rets ; car, quoique toutes choses soient sujettes à des gonflements prodigieux et extraordinaires, et c’est ce que signifie ce mot de Typhon, soit que la mer, la terre ou les nuages qu’on voit s’enfler, c’est en vain qu’en s’enflant ainsi elles s’efforcent de sortir de leurs limites ; la nature les embarrasse dans un rets inextricable et les lie en quelque sorte avec une chaine de diamant.

 

Or, quand on attribue à ce dieu le bonheur d’avoir trouvé Cérès, pendant une chasse, en refusant cette chance aux autre dieux, on nous donne en cela un avertissement très sage et très fondé ; c’est que, s’il s’agit de l’invention de toutes les choses utiles, soit aux nécessités, soit aux agréments de la vie, il ne faut nullement l’attendre des philosophes abstraits (qui sont comme les grands dieux), y employassent-t-ils les forces de leur esprit, mais de Pan, c’est-à-dire de l’expérience unie à une certaine sagacité, et de la connaissance universelle des choses de ce monde, laquelle assez ordinairement rencontre des inventions de cette espèce par une sorte de hasard et comme en chassant. Les plus utiles inventions sont dues à l’expérience, et sont comme autant de présents que le hasard a faits aux hommes.

 

Quant à ce combat musical et à son issue, il nous présente une doctrine bien capable d’inspirer de la modération et de donner des liens à la raison et au jugement de l’homme lorsqu’il s’abandonne trop à ses goûts et à sa présomption. En effet, il parait y avoir deux espèces d’harmonie et pour ainsi dire de musique, savoir : celle de la sagesse divine et celle de la raison humaine ; car, au jugement humain et en quelque sorte aux oreilles humaines, l’administration de ce monde et les jugements les plus secrets de la Divinité ont je ne sais quoi de dur et de discordant : genre d’ignorance qui est avec raison figuré par les oreilles d’âne. Mais ces oreilles, c’est en secret qu’on les porte et non en public ; ce genre de difformité, le vulgaire ou ne l’aperçoit pas, ou ne le remarque point.

 

Enfin, il n’est pas étonnant qu’on n’attribue à Pan aucunes amours, si ce n’est son mariage avec Echo ; car le monde jouit de lui-même et en lui-même jouit de tout. Or, qui aime veut jouir ; mais au sein de l’abondance il n’est plus de place pour le désir. Ainsi le monde ne peut avoir ni amour ni désir, vu qu’il se suffit à lui-même, à moins qu’on  ne le dise amoureux des discours. Et c’est ce que représente la nymphe Echo, qui n’est rien de solide, et se réduit à un pur son. Si ces discours sont un peu soignés, ils sont alors figurés par Syrinx ; je veux dire les paroles qui sont réglées par certains nombres, soit poétiques, soit oratoires, et qui forment une sorte de mélodie. C’est donc avec raison que, parmi les discours et les voix, l’on choisit Echo pour la marier avec le monde ; car la vraie philosophie, après tout, c’est celle qui rend fidèlement les paroles du monde même, et qui est en somme écrite sous sa dicté, qui n’en est que le simulacre, l’image réfléchie, qui n’y ajoute rien du sien, et se contente de répéter ce qu’il dit et de faire entendre précisément le même son. De plus, lorsqu’on feint qu’autrefois Pan évoqua la lune dans de hautes forêts, cette fiction désigne le commerce des sens avec les choses célestes ou divines. Car autre est le commerce de la lune avec Endymion, autre son commerce avec Pan. Quant à Endymion, elle s’abaisse à venir d’elle-même le trouver durant son sommeil. C’est ainsi que les inspirations divines s’insinuent dans l’entendement assoupi et dégagé des sens. Mais si elles sont comme invitées et appelées par les sens (que Pan représente ici), alors elles ne nous donnent plus que cette faible lumière, Quale sub incertam lunam, sub luce malignâ, Est iter in sylvis. (Tel, lorsqu’un voile épais des cieux cache l’azur, au jour pâle et douteux de leur lumière avare, dans le fond des forêts le voyageur s’égare. Virgile).

 

Que le monde se suffise à lui-même et ait tout ce qu’il lui faut, c’est ce qu’indique la fable en disant qu’il n’engendre point. En effet, le monde engendre par parties ; mais comment par son tout pourrait-il engendrer, vu que, hors de lui, il n’est point de corps ?

 

Quant à cette femmelette, à cette Iambe, fille putative de Pan, c’est une addition fort judicieuse à la fable. Elle représente toutes ces doctrines babillardes sur la nature des choses, qui vont errant ça et là dans tous les temps : doctrines infructueuses en elles-mêmes, qui sont comme autant d’enfants supposés, agréables quelques fois par leur babil, mais quelquefois aussi importunes et fatigantes.

 

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