Un héros bernanosien me parle :
« J’ai le souffle un peu court dans les côtes.
Un sens heureux de ma faiblesse intellectuelle m’a toujours apaisé et fortifié, comme un signe ineffable de la présence de dieu. Jamais rien désiré de plus que je ce que je pouvais atteindre et toujours pourtant, le moment venu, l’effort moins grand que je n’aurais imaginé, comme si miraculeusement me devançait la céleste compassion. Une pauvreté intellectuelle surnaturelle a brillé sur mon enfance comme un petit astre familier, au point que plusieurs fois perdu en mer j’ai pu m’écrier « je ne peux me perdre qu’en dieu ! ».
Si pauvre était mon intelligence, ma raison restait droite, ma conscience claire, le sentiment de la faute ne me tenait pas au cœur. Comment se plaindre de sa pauvreté à un maitre plus riche que tous les rois.
Aucune épreuve, aucune lecture, ne pouvait mettre en péril l’humble allégresse, la certitude d’être né pour les travaux faciles qui rebutent les grandes âmes, ni cette espèce de clairvoyance malicieuse qui surprenait les moins réfléchis, et dont personne ne savait le secret.
Puis j’ai pénétré ce secret … à la longue ! Oui car j’ai longtemps crains de m’interroger, redoutant surtout, par une vaine impatience à connaître et à admirer, de me blesser au point le plus sensible, là où se consomme, à l’insu de tous, dans un silence plus pur que l’immense quiétude céleste, l'alliance divine, l'inégalable accord. Peut-être même ai-je pris le risque un temps d’être piégé par ma propre conscience claire et profonde ; moins indifférent que je le croyais au monde, à ses succès véniels, au luxe, au calme, à la volupté. J’aurais dû m’inquiéter plus tôt de ces coquetteries, mais bon… j’ai fini par apercevoir en moi ce que je cherchais depuis si longtemps à travers le monde bruyant et vide où j’errais en étranger : l’esprit, le rayonnant esprit de confiance et d’abandon. J’étais un peu femme. Pédéraste tu dirais!
Comment prendre alors en charge cette joie mystérieuse qui pèse son poids de surnaturel ? Suave fontaine de suavité !
La certitude de ne tenir la paix que d’un admirable caprice de dieu suffit dès lors à m’éviter la moindre complaisance pour cette découverte imprévue dont je connais à présent le péril artificieux.
Oui, longtemps j’ai pris le soin et la peine de ne rien garder, de dépenser au jour le jour l’aumône tombée du ciel – et pourquoi la peser, qu’importe ? Il me semblait quand même nécessaire de pouvoir en rendre un compte exact. Et puis demeurer, plus impénétrable, dans une extraordinaire douceur, attendre patiemment que la mesure soit comble, et que dieu se révèle de lui-même à un cœur qui déjà débordait de lui, et ne s’en doutait pas. Que je suis donc né prodigue ! il y a trop d’âmes dévotes qui ont besoin d’apprendre à dépenser, qui thésaurisent. Ça gâte un peu le jugement, quelle misère ! Il n’y a rien de pire que mépriser la grâce de dieu, mais il ne faut pas non plus l’épargner sou par sou, non ! notre maître est riche.
Mais une vie doit s’écrire dans un style très familier dont dieu seul a la clef, s’il y a une clef.
Qui a le plus à craindre du monde ? vous ou moi ?
Ce qu’il nous faut ? La chose vient en son temps, parce qu’il y a des saisons pour les âmes. Oui ! il y a des saisons. La gelée viendra, même en mai. Est-ce que ça empêche les arbres de fleurir ? Est-ce que dieu ménage son printemps, mesure le soleil et les averses ? Laissons-lui jeter son bien par les fenêtres. Et puis je sais encore ceci, qu’il importe avant tout de s’écarter le moins possible de ce point précis où il nous laisse, et où il peut nous retrouver dès qu’il lui plaît.
L’incomparable détresse de notre espèce est son instabilité.
(J'ai pensé: le diable a la bougeotte.)
Il faut être aveugle pour croire que le mal ne se montre qu’aux misérables qui s’en laissent peu à peu dévorer. Ils ne connaissent que les aléatoires jouissances, la peine idiote, le ressassement mélancolique et stérile. Effondrement dérisoire, ces hurlements qu’aucun vivant n’entend, comme des messagers d’une nuit sans fin ! Si l’enfer ne répond rien ce n’est pas qu’il refuse de répondre, c’est qu’en vérité l’enfer n’a rien à dire et ne dira jamais rien, éternellement.
Seule une certaine pureté, une certaine simplicité (l’ignorance des saints ?) prenant le mal en défaut, pénètre dans son épaisseur, dans l’épaisseur du vieux mensonge. Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur, par un miracle de compassion, et qu’importe d’en connaître ou non la source impure ! Ce que je sais du péché, disait le curé d’Ars, je l’ai appris de la bouche même des pécheurs. Et qu’avait-il entendu le vieil enfant, entre tant de confidences honteuses, de radotages intarissables, sinon le gémissement, le râle du désir exténué, qui crève les poitrines les plus dures ? Quelle expérience du mal l’emporterait sur celle de la douleur ? Qui va plus loin que la pitié ?
L’amour, cette charité plus humaine, plus charnelle, qui découvre dieu dans l’homme, et les confond l’un et l’autre, par la même compassion surnaturelle. Transformation trop intime, trop profonde de la vie de l’âme, pour qu’en paraissent au-dehors les signes visibles. Ça vient par degrés, insensiblement, ça lève lentement dans le cœur. Ne pas ignorer le mal et ne jamais feindre de l’ignorer, rester sensible et vif pour ne pas se dissimuler à soi-même, comme tant d’ingénus volontaires, certaines méfiances et certains dégoûts, enfin, que la droiture soit la plus forte ! Ce pressentiment du péché, de ses dégradations, de sa misère, peut rester vague, indéterminé, parce qu’il faut la déchirante expérience de l’admiration ou de l’amitié déçue pour nous livrer le secret tragique du mal, mettre à nu son ressort caché, cette hypocrisie fondamentale, non des attitudes, mais des intentions, mensonge qui fait de la vie de beaucoup d’hommes un drame hideux dont ils ont eux-mêmes perdu la clef, un prodige de tromperie et d’artifice, une mort vivante. Mais qui peut décevoir celui qui croit d’avance ne posséder ni mériter rien, n’attendre que de l’indulgence ou de la charité d’autrui ?
Oui, qui peut décevoir la joie des humbles ? Ils voient des choses extraordinaires, des choses comme on n’en voit pas dans les livres. Et ils n’ont rien, absolument rien.
Le plus lourd dans l’homme, c’est le rêve. »
Il chuchotait presque.
Alors j’ai dis :
Le rêve, un mur contre la mort… mûr pour l’apocalypse !
Commentaires
Ce que je sais du péché, je l'ai appris de Moïse et de Dieu, non pas d'Adam et Eve, les pécheurs. Le pécheur, toi, moi, sans l'aide de Dieu, ne peux pas regarder le péché en face, car cela revient à regarder la mort en face, et cela aucun homme n'en est capable sans l'aide de dieu. On a tous besoin de sentir qu'on est quelque chose, et non rien.
Donc seule la parole de dieu, qui est son Esprit, permet de voir le péché en face sans être anéanti par cette vision.
Autrement dit : l'apocalypse ou le péché. C'est tout le crime du clergé romain (que Bernanos n'a pas vu), de faire écran à l'apocalypse et d'acculer ainsi l'humanité au péché ; de restaurer la mort dans ses droits en même temps que le péché.
Le péché et la mort confèrent au clergé un pouvoir immense sur les hommes, en particulier les ignorants, exactement celui que la maladie et la mort confèrent aux médecins aujourd'hui, en un sens plus vrai et plus véridique que celui du clergé démodé, qui d'ailleurs s'incline désormais devant la médecine, vaincu sur son propre terrain. Ce pouvoir immense sur les foules, il a été retiré au clergé par le Messie, s'affranchissant lui-même de la chair et du péché. Niant que dieu réclame à l'homme des sacrifices, quand il ne lui demande que de l'aimer, ce qui n'est pas un sacrifice mais une libération. Celui qui réclame des sacrifices, et procure en échange certaines récompenses plus ou moins illusoires, maintenant l'homme dans un cercle infernal de douleur et de plaisir, de labeur et de fruit de ce labeur, n'est autre que Satan. Et la confiance en lui est comme naturelle et spontanée. Elle l'est chez le paysan, plus encore que chez l'intellectuel, qui croit pouvoir rivaliser par ses propres oeuvres avec le diable.
Confronté à la philosophie, le paysan a souvent le pressentiment que la métaphysique est une imposture, une pure casuistique, qui parle moins vrai que la nature. En quoi il n'a pas tort, le plus souvent, car la culture est toujours inférieure à la nature. Mais de ce que la nature est toujours supérieure à la culture, il ne faut pas déduire que la métaphysique n'est que du vent. Ce n'est pas parce que les intellectuels en sont les plus éloignés, que les choses surnaturelles n'existent pas. Homère, Shakespeare qui les trucide dans ses pièces, Molière, ou même Balzac, ne sont pas des intellectuels. Bernanos, lui, en est un, qui a reconnu la vanité de l'intellectualisme.