Bien sûr qu’il faut poser les bonnes questions comme disent les perroquets philosophes, mais surtout il faut donner les bonnes réponses. Quand jeune puceau j’ai voulu impressionner ma horde familière du côté mater en leur déclarant que j’avais décidé d’être catholique et marxiste, ils m’ont regardé avec un air méprisant de bien-sûr-évident-ça-va-de-soi. La réponse ! J’en suis resté sur le cul.
Du coup j’ai même pas pensé à leur demander qui que quoi dont où, persuadé je fus qu’ils avaient acquis cette sagesse avant moi. Par la suite j’ai cru comprendre que lien qu’ils subodorèrent illico sur le moment c’est l’aspect dogmatique qu’ils prêtent à ce qu’ils estiment être deux idéologies, marxisme et catholicisme. Ils se veulent au-dessus de tout ça puisqu’ils sont athées républicains et démocrates. J’en rigole encore, affectueusement hein, c’est quand même la souche dont à propos de laquelle je suis issu parait-il, car pater incertus sed mater certissima. A leur décharge j’aurais dû être plus précis, c’est chrétien marxien que j’aurais dû vouloir être. Ceci aurait-il changé quelque chose à cela ? il est plus que permis d’en douter car en somme ma pseudo sainte famille n’était pas très regardante du point de vue des idées, et pour cause (athée, c’est-à-dire sans dieu, on ne peut guère prétendre s’élever au-dessus des idées humaines, trop humaines comme dit l’autre). Du coup j’en serais resté une fesse dans le vide avec mes arguments, en supposant que je les eusse alors forgés. L’universalisme (catholicos) de l’église romaine s’est développé dès ses débuts avec une souplesse diplomatique explicitement et universellement désavouée par les saintes écritures, quant à Marx il s’est tout de suite déclaré non marxiste, c’est attesté-avéré-prouvé noir sur blanc. En cette révolue époque j’aurais eu pas mal de difficultés folles à soutenir la thèse d’un Marx chrétien, on reste puceau de l’esprit encore longtemps après avoir perdu sa fleur de volupté.
En vérité ma tribu s’est toujours pas mal foutu des opinions philosophico politiques de tout un chacun de ses membres. Sentimentalissimement liée par la mort tragique du patriarche en 1944 (le vieux de ma vieille) elle s’est construite avant tout sur l’affection intelligente de son fils, ainé d’une fratrie de cinq gnards (ma depuis défunte mater ayant été la cadette), sympathique ingénieur des ponts-et-chaussées, et sur la bonté discrète et efficace de sa très chrétienne femme, professeur de mathématique à qui je dois d’avoir retenu quelques axiomes pythagoriciens qui m’ont permis de prendre très tôt la tangente du satanique et sinusien cercle social, taratata merci tonton Thierry merci tante Thérèse.
Du côté de mon pater, le patriarche eut l’heur de survivre à une mobilisation tardive (il avait 26 ans en 1940) et le bonheur d’échapper à la folie boche, prisonnier en Poméranie du nord se trissant sans le moindre papirus ausweis ni quoi ni caisse, à coup de durs durs (trains de marchandises) depuis sa ferme-prison jusqu’à son trou natal de Bourgogne du sud vers l’été 42 en plein milieu d’un très déraisonnable et bruyant règlement de compte entre les armées de trois ou quatre empires sur le déclin, de quoi faire la nique à un Céline, et tout ça pour retrouver le droit ou le devoir d’exercer un métier passablement lucratif mais peu noble au regard de celui du susmentionné (la médecine, pas l’écriture), celui difficilement avouable mais ô combien nécessaire d’équarisseur. Ha ! vous raconter le sentiment qui me ceignait à l’instar de mon jean taille basse pattes d’éph. quand dès le collège je dus renseigner par fiche le fichu métier de mon daron ! oui parce qu’à treize ou quatorze ans, vers 1950, après le passage de son certificat d’étude (obtenu ou pas j’ai jamais vraiment su) mon vieux fut promptement embauché dans l’entreprise du sien, sise pour ne rien gâcher au beau milieu des vignes du Beaujolais. Equarisseur vermiller eussé-je du écrire en toute honnêteté car il fallait bien fournir en asticots les nombreux pêcheurs du bord de Saône, mais je jugeais à l’époque cette précision totalement superflue eu égard à ce que je crus longtemps être la délicatesse instruite de mes professeurs qui ne me demandèrent jamais en quoi exactement consistait cette activité. Avec le recul il me parait évident qu’étant donné nos pas si lointaines origines paysannes à tous ils pigeaient d’emblée et n’allaient guère aller s’imaginer que je pusse être le fils d’un tailleur de pierre, voire d’un mathématicien ou d’un alchimiste puisque le mot vient du latin exquadrare « rendre carré ». Quoiqu’il en soit l’arrivée de l’équarisseur dans une ferme ne se voyait jamais d’un très bon œil puisque ça signifiait la mort d’une bête et donc la perte sèche d’une bonne quantité de viande ou de lait (la matière première étant plutôt bovine que chevaline ou ovine). Mais le p’tit Louis, mon grand-daron, était connu comme le loup blanc dans toute la région, des collines du Beaujolais au fin fond du Morvan, suite à son évasion invraisemblable (vous la raconterai peut-être à l’occasion) mais tout ce qu’il y a de plus véridique et jamais au point que jamais au grand jamais je n’ai eu à essuyer une quelconque humiliation. A vrai dire j’étais même plutôt fier et je ne rechignais jamais à accompagner mon paternel certains mercredis faire sa tournée dans son Renault benne qu’il garait parfois au bas du HLM familial. Ha ces tournées, le treuil électrique qui succéda au treuil manuel que mes petits bras ne pouvaient pas manœuvrer et qui tirait sans faiblir des bestiaux d’une demi tonne sur un amas de carcasses, gelées en hiver, gonflées l’été, l’odeur du sang, de la pourriture de la terre et des fleurs, les cours de ferme souvent désertes à notre arrivée, les coups de rouge dans la cuisine quand on avait connu le « père » et qu’on s’informait de la Jeanne car c’était à l’origine de la mère de sa femme qu’il avait hérité l’entreprise le Louis, fils du Glaude (Claude) alcoolique notoire et lui-même fils d’un autre Glaude alcoolo, tous plus paysans les uns que les autres.
Ce n’est qu’à l’âge de 16 ans que j’ai participé activement à l’entreprise au cours d’un été. J’y appris à dépecer des veaux, à les découper en quartier, les passer au broyeur et les distribuer aux asticots dans des fosses en béton d’à peine 20 cm de profondeur et qui dégageaient en fin de cycle des vapeurs d’ammoniaques qui faisaient reculer le Louis en personne. Comme à cette époque on utilisait l’ammoniaque au logis pour désinfecter on n’a nous jamais souffert de l’odeur de pourriture puisqu’on en étaient en quelque sorte naturellement protégés. La salopette de mon père dégageait pour autant que je me souvienne une vague odeur de cambouis et de sang séché pas franchement désagréable et que j’ai parfois retrouvé à proximité des petites culottes de mes amourettes de jeunesse qui posaient plus souvent qu’à leur tour leur joli cul déjà réglé sur des engins motorisés et donc potentiellement cambouisards. Levé à 4h30 du matin, le Louis venait nous prendre vers les 5 heures, sirotait un café qu’il prenait penché sur les genoux la tête à hauteur de la table qu’il négligeait, en tirant sur sa gitane maïs dans un silence méditatif, ajustait son éternel béret noir et nous embarquait en silence dans sa R16 qui avait succédée à une traction avant, « la première sur la place de Mâcon », et bon nous voilà en route pour l’équarrissage, une cinquantaine de bornes jusqu’aux monts du Beaujolais à côté du bourg de Villiers Morgon. A midi on partait se restaurer au col des Truges, dans un établissement de qualité renommé pour sa cuisine fameuse où pour l’anecdote on croisa un jour au bar un certain Lino Ventura. Le patron nous servait dans la salle du bar à l’entrée et du fait je n’ai jamais fait qu’apercevoir la salle du restaurant. On y était mieux à notre place de travailleurs sans doute et le Louis malgré sa relative célébrité était d’une modestie à l’ancienne, grand buveur et grande gueule à l’occasion, mais connaissant et gardant toujours sa place. Le patron lui montrait une déférence dont il ne faisait guère de cas et devant Lino il avait tenu un sourire moqueur mais joyeux et pas du tout méprisant ou envieux ; au fond de lui-même il devait le prendre pour une tante, un acteur pensez ! en vérité ces deux-là auraient pu devenir les meilleurs amis du monde mais le Louis avait sa fierté et ça lui aurait fait mal de courtiser une star de cinéma, fut-il Lino Ventura Jean Gabin ou Yves Montand (ils étaient tous les trois de fervents adeptes de la cuisine et du pinard de notre hôte).
En fin de journée on passait parfois chez l’associé du Louis, un Louis aussi dont le blaze m’échappe, vigneron de son état et c’est donc dans sa cave qu’on se rafraichissait et reprenait quelques forces à coup de Morgon. Le choc thermique et alcoolisé en sortant de la cave m’a complètement sonné la première fois et grand bien m’en a pris car j’aurais eu du mal à jeun à supporter le retour en R16, surtout le dernier virage avant la maison ou assis à l’arrière je compensai le tangage ou le roulis en me jetant de tout mon corps à l’opposé de la courbe exactement comme à bord d’un voilier. Le Louis m’adorait, j’étais le premier fils de son fils et je lui faisais pas trop honte au boulot sauf la fois où j’ai cabossé un de ces camions en prenant le volant alors que j’avais jamais conduis qu’une méhari et une dedeuche et que je me suis embrouillé dans les pédales mais il a eu vite fait de me pardonner. Je le faisais marrer et je bossais dur. J’avais écrit à la craie sur les murs du hangar à dépecer que les bêtes n’étaient ni reprises ni échangées, ce genre d’humour quoi. Après j’avais déjà lu la République et j’en étais resté scotché sur le mépris de Platon pour la musique. C’est que je me torturais alors régulièrement les phalanges sur ma guitare, je me rêvais en haut de l’affiche à la manière d’Aznavour mais plutôt avec du Robert Marley, du Robert Dylan ou du Georges Brassens, bref je parvenais sans mal à garder tout ça par-devers moi et me contentais de saillies à la manière de Colaro ou Desproges, dimanche Martin à la téloche oblige.
Ces deux mois de boulot intense ont passé sans incidents notables, excepté la corne de vache qui un jour a fusé du broyeur comme une roquette et est passée à deux doigts de la tête de mon vieux. Nous faisions un métier dangereux malgré tout. Je faisais de moins en moins de trous dans les cuirs de veaux, je tirais le tombereau plein de barbaque sans faillir et j’adorais Tarzan le loup chien qui gardait les locaux la nuit. C’est juste au moment du salaire que j’ai déconné. Tout heureux le Louis me glissa une liasse de biffetons, mais hélas ça n’atteignait pas le smig de l’époque. Trop jeune et trop con m’en suis plaint à mes vieux, ma daronne prit ma défense et mon daron fut mis dans la position bien délicate d’en référer. J’en rougis encore de honte quand j’y repense, que je revois la tête mi colère mi honteuse mi goguenarde du Louis qui le lendemain doubla mon salaire en essayant de me faire croire ce qui après tout était peut-être vrai qu’il n’avait été question que d’une avance et pas du salaire complet. Me souviens surtout de ma honte à vrai dire. Mais l’incident n’eut aucune répercussions sur nos relations et nous entamâmes sans faiblir le deuxième mois.
Sans doute que ces deux mois m’ont donné pour la vie une résistance physique hors du commun quoique doté d’un gabarit plutôt modeste (1m72 pour 62 kg depuis l’âge de 16 ans) mais tout en muscle avec des mollets de coq (tu peux chier tout d’bout ! qu’il me disait en rigolant le Louis). Grâce à dieu ou au diable j’ai travaillé durement la guitare par la suite et à 18 ans j’ai pu m’envoler et devenir indépendant, à savoir que je n’ai pas eu à faire l’esclave pour un patron pendant pas mal d’années. Après tout, chrétien Marxien n’exclut pas qu’on puisse pratiquer le métier de saltimbanque. J’ai fini par laisser tomber sur le tard, ayant pigé le côté inutile puis nuisible et enfin satanique de la musique en lisant Shakespeare (Platon m’est sorti par les yeux pour bien d’autres raisons), pour une activité à peine plus noble, centrée sur les langues, conséquence en partie de mes pérégrinations internationales. Je ne suis pas salarié, on m’honore à la manière d’un toubib, je ne demande rien sauf quand j’ai affaire à un voleur plus ou moins patenté auquel cas il paie pour tous les autres et, l’un dans l’autre, ça s’équilibre assez pour me nourrir moi et les quelques âmes que j’ai à charge. J’ai pas plus d’assurance vieillesse (de retraite) que j’ai eu d’assurance jeunesse, toujours eu de vieilles chignoles rarement assurées quand je pouvais l’éviter, jamais eu d’accident en presque 40 ans de permis, ma dernière guimbarde je l’ai en partie et bien involontairement volée à une banque qui l’a volontairement rayée de ses bilans comptables, et je vis dans une chaumière centenaire que j’ai retapée avec l’héritage de ma défunte reum, comme disent les jeunes.
En conclusion j’ai pas le moindre soupçon de nostalgie et si je vous raconte tout ça c’est parce que je suis tombé chez mon vieux sur la photo de son mariage et que toute ma tribu, côté pater et mater, s’y trouve réunie à l’exception de mézig (et pour cause, pas encore né) et de quelques cousins. Sur cette photo le Louis est le seul à sourire franchement, presque tous les autres tirent une gueule d’enterrement, qu’on dirait des fossoyeurs !