“He was so great a man that I have forgot his vices.”
Certain que l’entendement humain se suscitait à lui-même des difficultés, qu’il ne savait pas user avec assez de modération et de dextérité des ressources très réelles que la nature a mise à sa portée, convaincu que de cette source dérivent l’ignorance d’un tas de chose et les turpitudes sans nom qu’elle traine à sa suite, F. de V. , après s’être rendu compte à lui-même de ses méditations, a pensé qu’il était capital pour les générations présentes et à venir, de proclamer la nécessité d’engager tous ses efforts à restaurer entièrement, si c’était possible, ou du moins améliorer, ce commerce que la science établit entre l’esprit et les choses, commerce auquel il n’est presque rien de comparable sur la terre, ou du moins dans les choses terrestres.
Or, à espérer qu’en abandonnant l’esprit à lui-même, les erreurs qui ont déjà pris pied ou qui pourront s’établir dans toute la suite des temps, puissent se corriger naturellement et par la force propre de l’entendement humain, ou par les secours et les adminicules de la dialectique, un tel espoir serait sans fondement ; d’autant plus que ces premières notions que l’esprit reçoit, qu’il serre, qu’il entasse, pour ainsi dire, avec tant de négligence et de facilité, et d’où naissent tous les autres inconvénients, que ces notions sont vicieuses, confuses, extraites des choses sans une méthode fixe, et que, soit dans les secondes notions, soit dans les suivantes, il ne règne pas moins de caprice que d’inconstance.
Ainsi tout cet appareil scientifique dont la raison fait usage dans l’étude de la nature n’est qu’un amas de matériaux mal choisis et mal assemblés, et ne forme qu’une sorte de monument pompeux et magnifique, mais sans fondements ; car, tandis qu’on admire et qu’on vante les forces imaginaires de l’esprit humain, on néglige, on perd ses forces réelles, du moins celles qu’il pourrait avoir si on lui procurait des secours convenables, et qu’il sût lui-même se rendre docile et obéissant aux choses, au lieu de les insulter comme il le fait dans son audacieuse faiblesse.
Restait donc à recommencer tout le travail, en recourant à des moyens plus réels, à entreprendre une totale restauration des sciences, des arts, en un mot de toutes les connaissances humaines ; enfin, à reprendre l’édifice par les fondements et à le faire reposer sur une base plus solide.
Or, quoiqu’une telle entreprise au premier coup d’œil semble infinie et paraisse excéder la mesure des forces humaines, qu’on ose essayer néanmoins et l’on y trouvera plus d’avantages réels et de stabilité que dans tout ce qu’on a fait jusqu’à présent.
Car du moins ce que nous nous proposons ici a une fin, au lieu que cette démarche qu’on suit d’habitude dans les sciences n’est qu’une sorte de tournoiement perpétuel, d’agitation sans fin et sans terme.
Il n’ignore pas non plus dans quelle solitude se trouve celui qui entame une telle entreprise, combien ce qu’il a à dire est difficile à persuader et semble incroyable.
Malgré tout, il n’a pas cru devoir se laisser aller, ni renoncer à son but avant d’avoir tenté et parcouru la seule route qui soit ouverte à l’entendement humain.
Après tout, ne vaut-il pas mieux tenter une entreprise qui peut avoir une fin que s’embarrasser avec des efforts et une ardeur inutile dans une voie sans issue ?
Car les deux voies de la contemplation, semblables aux deux voies de l’action sont pour l’une d’abord escarpée et difficile mais qui débouche en pays découvert, alors que l’autre présente au premier coup d’œil un terrain dégagé et une pente douce mais aboutit à des lieux inaccessibles et à des précipices. (on peut entendre ici la prophétie apocalyptique).
Or, comme rien ne lui parait plus incertain que le temps vienne où de telles idées tombent dans l’esprit d’un autre, justement par le fait qu’il n’a trouvé personne jusqu’à présent qui ait appliqué son attention à de telles pensées, il s’est décidé à publier, le plus tôt possible, ce qu’en ce genre il lui a été permis d’achever.
Et ce n’est pas l’ambition qui le fait se hâter ainsi, c’est la seule inquiétude que s’il lui arrive une de ces tuiles auquel tout mortel est sujet, il reste du moins quelques indications de l’entreprise qu’il a embrassée dans sa pensée, et qu’il subsiste quelque monument de ses louables intentions et de son zèle pour les vrais intérêts du genre humain. Il a jugé, sans contredit, tout autre objet d’ambition très en dessous de celui qu’il a eu en main ; car, ou ce dont il s’agit n’est rien, ou c’est quelque chose de si grand que, sans y chercher d’autres fruits, on doit se contenter du mérite même de l’avoir entrepris.