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  • Athéisme & Anarchie

    Par Télémax, paru dans « Au Trou !? » n° 24

     

    La question de l'athéisme est sous-jacente à celle de l'anarchie dans la mesure où ce courant de pensée joue un rôle de critique de la puissance publique. Tout ce qui a trait à la puissance a toujours eu et conserve dans l’opinion publique un caractère divin, sacré ou mystique : foudre, force mécanique, armes, orages, marée, mais aussi langage, institutions, énergie, argent, etc.

    Depuis la nuit des temps, la puissance publique n'a de cesse, en effet, de s'appuyer sur la religion et d'édifier des idoles afin d'endormir le peuple et le rassurer sur son avenir. Que la guerre soit au corps à corps, l’épée à la main, ou qu’elle soit plus médiatique et économique, la mobilisation générale exige une religion et des prêtres.

    Il faut faire une place à part dans l’histoire moderne à des athées, comme D. Diderot ou F. Nietzsche, L. Feuerbach, dont les pamphlets et les analyses ne remettent pas en cause le principe de l’exercice de la puissance publique, mais seulement ses modalités. Mieux vaut les tenir pour les instigateurs de réformes religieuses. Le doute qu’on peut avoir si Diderot ou Nietzsche sont bien athées tient à ce que, loin d’être irréligieux, ils prônent une morale rénovée.

    Contre l’ancien code moral chrétien qu’il estime désuet, Diderot cherche par exemple à ériger sa propre morale philosophique, sachant bien la difficulté qu’il y aura à remplacer les anciennes idoles chrétiennes par de nouvelles ; le culte de l’art - autrement dit la « culture » - étant le mieux à même de se substituer à l’ancienne liturgie. La culture permet en effet, par les formes apparemment plus variées qu’elle propose, de satisfaire des dévotions personnelles plus diverses, répondant ainsi à l’embourgeoisement de la société occidentale où chacun désire un autel, non plus commun, mais conforme à ses goûts particuliers ou son identité. L’uniformité vers laquelle tend la culture comme la religion, restera le plus souvent masquée à ses adeptes.

    Bien qu’il ne soit pas athée, J.-J. Rousseau développe des idées morales guère éloignées de celle de son ami-ennemi Diderot.

    Ainsi c’est plus la question du rapport à dieu ou à la puissance qui compte ici, la possibilité de faire évoluer ce rapport, que la nature ou la forme de dieu, comparée à celle de la puissance publique.

    Ce qui est frappant dans le nazisme, et plus encore chez F. Nietzsche, c’est l’anachronisme de leur tentative de réforme religieuse. Car la métamorphose économique de la société, de tous temps la principale raison d’adapter les mœurs et la religion, se déroule sous les yeux de Diderot, Rousseau, Voltaire ; naturellement, ils s’efforcent donc de la comprendre ou de lui donner un sens. Tandis que Nietzsche, lui, est un réactionnaire attardé : il y a beau temps que l’oligarchie bourgeoise a pris en main les rênes du pouvoir lorsqu’il s’insurge contre le cynisme libéral, et que l’épopée sanglante napoléonienne, l’esclavage des mineurs, les guerres coloniales, ont ravalé les idéaux des Lumières françaises au rang de la catéchèse républicaine.

    Il n’est pas inintéressant de relever ici, afin d’introduire un deuxième volet consacré plus directement à l’aspect thérapeutique de la religion, que la constance de la nation allemande à se maintenir « en dehors de l’histoire », à perpétuer notamment une philosophie morale encore plus surannée que celle de Platon n’a pas infléchi l’esprit d’entreprise allemand, bien au contraire. Comme quoi la bêtise est une condition économique ou politique nécessaire. Moins archaïque que tous les Nietzsche, Hegel, Heidegger, mais aussi beaucoup moins rassurant, plusieurs siècles avant notre ère, Aristote remarque déjà que l’homme n’est pas fait pour le travail, qui contredit sa physiologie.

    Le nom m’échappe de cet anarchiste pacifiste qui prônait lors de la ruineuse construction de la ligne Maginot de se laisser plutôt envahir par l’Allemagne, le cas échéant ; en arguant de la supériorité de la culture française (alors moins copiée sur celle des Etats-Unis), à laquelle l’Allemagne ne tarderait pas à se rallier, son élite étant largement francophile.

    En réalité, la culture dominante comme la religion dominante traduit toujours la volonté de la nation ou de la classe sociale la plus puissante, donc des vainqueurs en cas de guerre. Il existe d’ailleurs un équivalent de la prédestination et de la grâce, martingales des religions archaïques, sur le plan de la culture, c’est l’idée mystique du « génie artistique », théorie dont les racines sont enfouies comme tous les mystères religieux au plus profond des entrailles de la terre.

    *

    Athée ou critique beaucoup plus drastique de la religion, K. Marx compare ainsi la religion à l’opium (drogue du bonheur, à laquelle la sécrétion d’endorphine lors d’une activité physique intense peut suppléer, ou bien la réaction à un fort stress). Il n’y a pas dans cette comparaison une simple formule destinée à marquer les esprits, mais une métaphore matérialiste fondée sur la biologie. Le processus d’adhésion à la religion repose, comme le processus sentimental, sur un phénomène chimique. Le sentimentalisme qui transpire de la culture républicaine ou libérale de droite comme de gauche, exprime à lui seul la religiosité débordante de la société capitaliste ; un fétichisme plus sénile qu’infantile.

    C’est l’endroit d’indiquer le rôle thérapeutique des religions, consolantes et motivantes, chargées le plus souvent de donner « un sens à la vie ». Cela est cause de la vénération des thaumaturges dans les régimes théocratiques. En revanche l’ironie à l’égard des médecins, plus fréquente dans la littérature occidentale, de Molière à Jules Romain en passant par B. Cendrars, A. Allais ou L. Bloy, a sans doute un caractère anarchiste ; les compétences techniques des médecins n’y sont pas seulement remises en causes.

    Probablement le savant anglais Francis Bacon Verulam est-il le seul à avoir assez d’audace pour souligner le rôle ésotérique de la médecine… sous l’abord de son inefficacité à obtenir pour l’homme l’immortalité, somme toute le but le plus raisonnable qui puisse être assigné à la science médicale. Bacon rédige cet aphorisme : « Rencontrant un peintre qui voulait changer de métier et se faire médecin, je le félicitai de choisir une discipline où sa maladresse serait moins visible. » Il raille ici un art et une science qui ne se donnent que des obligations de moyen, non de résultat.

    Si les relations sentimentales et l’activité culturelle ou artistique, tout comme la religion, remplissent une fonction quasiment antalgique, compte tenu de l’appui de l’architecture politique sur ces piliers que sont les relations sentimentales, la culture, la religion, la production au sens le plus aristocratique comme le plus banal, on est de fait en droit de s’interroger sur les visées de la médecine officielle du corps ou de l’âme. Du moins peut-on ici remarquer que la douleur, chez l’homme, est plus psychologique que strictement corporelle.

    L’aspect thérapeutique ou « vitaliste » des régimes théocratiques se retrouve d’ailleurs dans le symbolisme des rituels religieux, le plus souvent à connotation alimentaire ou sexuelle.

    L’anthropophagie, réelle ou simulée, a bel et bien un aspect rituel ou sociologique. On pourrait poser l’équation qu’une société tend d’autant plus vers le cannibalisme ou l’holocauste qu’elle est, comme une sangsue, assoiffée d’énergie ou de sang. On a sans doute atteint le niveau le plus bas de l’humanisme ou de l’intelligence occidentale avec le national-socialisme ou le libéralisme, ce modèle de l’animal, bête à concours, sous-jacent de ces cultures, ignorant dieu mais craignant l’homme, on ne peut plus déterminé par la puissance et les éléments naturels.

     

    Il est nécessaire d’insister sur l’intérêt de ne pas séparer la critique de la religion de celle du pouvoir sous toutes ses formes : aussi bien les institutions politiques que l'argent ou le langage. Ainsi K. Marx fait d'une pierre deux coups, incitant à voir la religion et le pouvoir comme des phénomènes naturels, quasiment biologiques, par-delà les mystères revendiqués par les religions ou la politique, voire certains économistes libéraux ; l’ésotérisme religieux ou politique se nourrit essentiellement de paradoxes issus de la nature ; plutôt que d’élucider ces phénomènes, elle en cultive le clair-obscur ou l’opacité par le biais de l’algèbre et la statistique, érigées en science.

    Et le clergé républicain n’a de cesse de qualifier l’ingénierie de « science dure », afin d’en mieux dissimuler la malléabilité et la subjectivité quasi parfaite ; au point que la théorie moderne du « voyage dans le temps » possède un caractère de spéculation au moins aussi intense que le savoir de Dante Alighieri, mélange bizarre de christianisme et de franc-maçonnerie, ou encore la conception mathématique du purgatoire selon Galilée.

    Marx n’a pas dû être peu surpris, lui qui est d’une famille juive, de mettre petit à petit à jour en la disséquant, derrière la doctrine juridique national-socialiste de G.W.F. Hegel, le vieux truc de la « loi morale naturelle »... datant des pharaons.

    Un tel ésotérisme se retrouve aussi dans la littérature française, chez Montesquieu notamment (« De L’Esprit des Lois »), mais aucun moraliste n’atteint le degré de sophistication de la modernité selon Hegel. En effet celui-ci parvient à enterrer habilement le point de vue historique occidental, assez largement prophétique, sous un entrelacs de spéculations religieuses typiquement germaniques. Alors que le droit et l’histoire sont donc comme l’eau et l’huile, Hegel parvient à les assembler grâce au tour de passe-passe suivant : comme le droit et la morale ont la propriété d’évoluer sans cesse en fonction de l’âge des civilisations et de leurs systèmes de production ou d’exploitation propres, Hegel affecte ce mouvement, comme un coefficient de marée, à l’histoire, et même à l’art, qu’il ne conçoit pas autrement que « sacré » ; c’est simple, mais encore fallait-il y penser.

    La philosophie de Hegel est le meilleur exemple qu’on puisse trouver de gnose national-socialiste ou républicaine destinée à servir les intérêts du capitalisme, après les efforts du clergé chrétien en faveur des régimes monarchiques, notamment britanniques ou français ; l’étrange théocratie que Shakespeare s’efforce de dénoncer dans son antithéâtre, notamment à travers ses portraits d’éminences grises catholiques démoniaques (Wolseley, Th. More, Polonius, etc.)

    Au vieux dogme chrétien « Hors de l’Eglise, point de salut. », généralement utilisé à des fins de propagande qu’il ne permet pas, Hegel substitue un « Hors de l’Etat, point de salut. », encore plus draconien, et que les économistes complèteront par « Hors de la statistique, point de salut. ». Il n’y a pas d’élucidation de l’histoire chez Hegel, mais une chronologie, un simple enchaînement de faits présentés et organisés entre eux a posteriori, au hasard. L’histoire devient « le destin des nations », théorie qui dispense le clergé républicain de toute autocritique.

    *

    Aucune âme n’échappe au destin ou au rêve de puissance des nations à l’infini, même si les plus tièdes subissent moins que d’autres l’enfer.

    Il faut ici bien comprendre la fonction religieuse de l’animisme ou du relativisme, son usage pratique en termes d’oppression politique : dès lors que, dans l’inconscient collectif ou personnel, tous les points de vue se valent, de facto la loi de l’élite ou du groupe le plus puissant s’impose d’autant mieux.

    Un exemple : les points de vue et opinions, folklores, couleurs de peau et identités des populations du tiers-monde sont respectées… tant que ces populations ne menacent pas les intérêts des puissances occidentales. Le respect de l’autre est une façon de le tenir en respect.

    Marx met en lumière la tartufferie du discours élitiste, qui vise avant tout à tenir ou conserver une position sociale au moyen des plus hypnotiques artifices religieux. Ainsi on comprend que le discours culturel de l’élite prépare le lit du populisme et des révolutions. Il inculque notamment aux masses l’irresponsabilité, la foi abrutissante dans un avenir meilleur.

    La religiosité et l’idolâtrie sans bornes du libéralisme, que Marx qualifie de « fétichisme », transpirent d’ailleurs de tous les pores de l’idéologie physiocratique sur laquelle les Etats modernes sont appuyés.

    La mise en perspective de l’homme comme une « bestiole religieuse » relie le marxisme au matérialisme antique d’Aristote. On comprend ici pourquoi certains marxistes ont pu mettre en doute l’hypothèse évolutionniste de Darwin ; celle-ci a en effet pour corollaire l’idée de progrès religieux ou culturel, quand le matérialisme incite à voir au contraire dans le tour religieux ou culturel des civilisations un signe de leur déclin.

    Le matérialisme place l’individu au-dessus des civilisations, qui n’accouchent en définitive que de cadavres exquis.

    Il importe de comprendre ici l’erreur d’appréciation nietzschéenne ou fachiste, fondée sur la nostalgie de la civilisation et le dégoût du mercantilisme ; de comprendre aussi pourquoi cette erreur était prédestinée à se répandre comme une traînée de poudre dans une société capitaliste infantilisante, bien qu’elle se propose d’en inverser le cours, mais seulement sous forme de slogans ou de vagues principes de développement personnel, qui laissent la foi libérale plus pragmatique, et donc plus efficace, intacte.

    L’erreur est de dénier au libéralisme le caractère religieux ou moral. Bien qu’elle n’a pas vocation apparente de communion religieuse, qui peut nier l’influence décisive de la publicité sur les mœurs et les comportements ?

    Nietzsche part donc d’une conception quasiment hystérique ou sentimentale de la morale, spirituelle alors qu’elle a une vocation essentiellement pratique. L’animal sauvage, dont l’existence est entièrement subordonnée à la survie, mène une vie parfaitement conforme à l’éthique de son espèce ; il mène une existence qu’on peut qualifier « d’obsessionnelle », afin d’indiquer le caractère de moralisme exacerbé de l’aliénation.

    Une meilleure connaissance de la condition ouvrière aurait peut-être permis à Nietzsche de constater que la bourgeoisie libérale a suscité des générations d’ouvriers pétris de puritanisme. Celui-là qui mène une existence entièrement réglée par la morale pure, c’est-à-dire sans bénéficier des avantages qu’une condition sociale plus élevée procure, ignore qu’il est manipulé, et par qui ou quoi. C’est ce couvercle religieux que Marx s’efforce de soulever, non pas par le biais d’une contre-culture adolescente nietzschéenne, mais en faisant table rase de la culture, ayant compris que la métamorphose religieuse ne peut déboucher que sur un produit culturel de plus en plus dégradé, et ne permet pas de s’arracher au cercle vicieux de la religion, au gré duquel se délite la liberté.