par Télémax
L’actualité récente illustre à quel point convergent désormais la machine à rêves politique et le cinéma, sa petite sœur. Et même combien le fantasme possède un surcroît d’efficacité sur les anciens moyens d’oppression.
La comparaison de la religion avec une drogue débouche sur le rêve, c’est-à-dire la capacité du clergé à endormir ses ouailles (pour le compte de la puissance publique, le plus souvent) ; le personnel républicain s’est substitué au clergé dans cette fonction au cours des derniers siècles, employant des méthodes et tenant un discours mieux adaptés à la métamorphose de l’économie occidentale, dont la conséquence la plus nette fut de démoder le modèle familial paysan.
En résumé, on peut considérer le personnel républicain comme le clergé de l’ère industrielle, après l’exploitation agricole.
La plongée toujours plus profond des nouveaux régimes bourgeois dans la religion, s’il est un historien qui l’a signalée, c’est bien K. Marx. Bien sûr sa démonstration n’est ni agréable ni agréée par les élites républicaines, qui prétendent a contrario éclairer les consciences ; mais cette prétention fut aussi du clergé chrétien auparavant, avec le résultat que l’on sait de constitutions politiques théocratiques sur la base de textes chrétiens qui proscrivent pourtant absolument de telles utopies.
Cette parenthèse n’est pas inutile à plusieurs titres ; d’abord parce qu’il faut souligner le lien étroit de la puissance et du rêve.
Erotique ou macabre, à l’instar du cinéma, le rêve exaltera la puissance d’autant plus que le désir du rêveur sera altéré.
On peut s’interroger sur l’inconscient collectif d’une nation dévote comme les Etats-Unis, qui cultive autant les « arts virtuels » ? Se demander par ailleurs si d’autres pays, qui recherchent le divertissement dans une culture étrangère à la leur, ne vivent pas entièrement « par procuration ».
Secundo, la sacralisation de l’Etat ou des institutions politiques, qui suppose aussi un calcul de la puissance et l’étalonnage des individus relativement à cette puissance, négation absolue de leur être, ce procédé n’a pas été inventé par le régime républicain, quoi qu’il soit parfaitement assumé dans la franc-maçonnerie, formule théocratique presque chimiquement pure.
On remarque que le clergé chrétien a devancé la République sur cette pente anthropologique, qui conduit une civilisation occidentale arrogante à répéter l’idéologie de l’Egypte antique sous couvert du « progrès ». On discerne ainsi très nettement dans la notion de « grâce », et plus encore celle de « prédestination », du lexique janséniste ou protestant, une conception anthropologique analogue à celle requise par l’architecture juridique des régimes républicains totalitaires ultérieurement.
L’anthropologie est un procès nécessaire pour élever la puissance de l’homme au niveau de celle de dieu ou de la nature, d’un roi ou d’une institution humaine.
Ajoutons ici que l’échec récent de l’élitisme républicain est largement dû à une vocation religieuse et taboue..
Si donc la « modernité » républicaine, notion quasiment cinétique ou statistique, peut servir à couronner un progrès, cela ne peut être que celui de l’enfoncement des nations dans une léthargie et une irresponsabilité toujours plus grandes, sous couvert de raffinement stylistique.
Au passage précisons que l’autopsie de la tradition chrétienne par Marx, la mise à jour d’une culture paysanne ésotérique sous les ornements liturgiques chrétiens, a une dimension presque aussi prophétique que l’œuvre de Shakespeare ; bien que celui-ci demeure le plus grand adversaire du mysticisme et des rêves chrétiens de grandeur et de conquête. Il n’épargne en effet ni l’abus politique typique de l’ancien régime, ni l’abus sentimental dont la bourgeoisie fera un usage très large ; où mieux que dans le théâtre de Shakespeare les aspirations chrétiennes illégitimes sont-elles décrites comme l’axe du mal, la cause de l’aliénation particulière du monde moderne.
Rabelais, Cervantès ou Molière se limitent en effet à cerner la bêtise de la morale chrétienne, l’appui de cette volonté d’ignorance sur l’élitisme clérical, mais sans atteindre la même hauteur de vue historique que le tragédien anglais.
Contrairement à la gnose existentialiste identitaire, la critique marxiste est entièrement dépourvue d’office pour aucun parti. Elle s’écarte radicalement de toute forme d’art libéral ou de toute fonction organisatrice. Ce qui n’est pas le cas, on vient de le voir, du rêve ou de la volonté de puissance. Metteurs en scène et producteurs, dans la coulisse, sont de plus grands démiurges que les acteurs politiques sous les projecteurs. Il faudrait écrire l’histoire du XXe siècle, le plus virtuel, où chaque propriétaire s’autorise à devenir un assassin dès lors que sa propriété est menacée, à travers le cinéma et le divertissement et non plus les hommes d’Etat ou les maréchaux.
Dans cet état de coma particulier où le monde a glissé peu à peu, devenant une immense salle de projection pour privilégiés, les organes politiques au sens traditionnel sont comme accidentés et inertes, en voie de décomposition.
Les tribulations érotico-judiciaires de Dominique Strauss-Kahn à New York ont entraîné une courbe d'audience record, un désir violent cristallisant de plus petits appétits.
Les mœurs des grands de ce monde, dépassant des coulisses, instruisent mieux des réalités de la vie politique que les vies tièdes ou sado-masochistes du citoyen lambda.
Le sadisme est, en effet, dénué de tartufferie, c’est-à-dire de principes religieux. Pour une raison facile à comprendre : ceux-ci ont pour fonction l’asservissement des masses aux élites politiques, à l’origine des règles morales. En tous temps, les élites ont été les plus libres de devoirs. Les droits des masses industrieuses s’arrêtent où commence la propriété des élites, qui s’étend désormais jusqu’au domaine intellectuel.
Quant à « l’exemplarité des élites », ce slogan républicain, au pays de Rabelais et Molière, prête à sourire, qu’il s’agisse d’exemplarité morale, civique, et même scientifique. L’élitisme républicain se situe à peu près au niveau de la musique de chambre ou de l’opéra, de la coupe du monde de football aujourd’hui.
Le comble de l’élitisme est sans doute d’imputer à la plèbe les tares sociales qui, méthodiquement et mathématiquement, lui sont inculquée par sa caste dirigeante.
Si les élites républicaines s’avèrent incapables d’infléchir le cours de plus en plus vulgaire et mercantile de la culture, c’est parce que la culture n’est en réalité qu’un instrument de subornation analogue à ce que furent les traditions religieuses autrefois.
La meilleure preuve en est l’imperméabilité de la culture à la critique, exactement sur mode dogmatique des régimes théocratiques. Ce qui est de l’ordre de la justification ne supporte pas la critique. Et la culture comme la religion relève de la justification. Elle oppose le mystère à la critique.
La culture épouse d’ailleurs comme le folklore religieux les contours de la propriété. Il n’y a pas de conception plus dévoyée de l’art.
C’est pourquoi il n’y a pas d’histoire de l’art républicain ou capitaliste possible. La critique ferait perdre aux fétiches et aux vases sacrés leur fonction mobilisatrice, ce pouvoir magique sacré que le simple décret permet de conférer à peu près à n’im-porte quelle poterie ou croûte sans intérêt. En matière d’art sacré, qu’importe le vin, pourvu qu’on ait l’ivresse de la messe.
L’écrivain anarchiste Alphonse Allais a développé à travers de petits contes ironiques une critique subtile de l’art moderne bourgeois, qui, en un mot, ne s’est pas laissé abuser par la dimension religieuse du fétichisme bourgeois. C’est un exemple rare et isolé, qui n’a rien perdu de son incorrection, et explique sans doute le mépris assez général de l’Université républicaine à son égard, véritable machine à décerner à tout ce qui bouge des labels de « modernité ».
Marx et Engels, pour leur part, ont plus précisément souligné le caractère d’ésotérisme juridique de l’esthétique national-socialiste de Hegel. Cette critique permet de discerner l’origine paysanne de toute forme de mysticisme religieux ; et que la modernité républicaine ne consiste jamais que dans l’éternel retour des valeurs paysannes primitives.
Il faut voir, et c’est surtout aux opprimés de le remarquer, puisque l’intelligence dessert les intérêts du clergé ou de l’intelligentsia, que le mouvement de sympathie des élites républicaines pour les cultures primitives :
1. Répond au besoin d’exploitation du tiers-monde. La flatterie remplace la pacotille.
2. Consacre la coïncidence entre l’aspiration érotique et macabre des régimes républicains occidentaux, et cette même aspiration dans les cultures paysannes primitives.
Ainsi, lorsqu’une élite est massacrée par le peuple et sa religion arasée, au cours de la révolution française, russe, etc., c’est la loi du hasard ou de « l’arroseur-arrosé » qui s’applique.
Il n’y a aucun progrès à attendre, ni déclin, de ce phénomène biologique. Les castes dirigeantes avaient fait leur temps ; leurs rêves avaient perdu toute leur force d’entraînement.
La politique est toujours ramenée sur terre par le phénomène biologique. La guerre, l’holocauste, sont d’ailleurs des solutions finales d’ordre culturel. Le socialisme est le régime, non pas de la révolution permanente, mais de l’holocauste permanent. Les philosophies, le plus souvent matérialistes, qui rejettent la notion de civilisation ou de modernité, refusent aussi de se soumettre au principe sacrificiel. L’odyssée n’est pas un mythe par hasard ; on constate qu’Ulysse est en butte aux sermons du clergé depuis Platon, à cause de son individualisme. Insoumis à la loi du nombre, Ulysse vaut mieux que toute l’espèce achéenne. Et pour mieux insister sur la bêtise du raisonnement spécial ou organique, propre à la morale, Homère l’a attribué à Achille, berné par le jeu de miroir de l’âme et de l’au-delà, soumis au compte à rebours.
Il faut interroger la religion ou la société qui impose à ses enfants des super-héros nietzschéens, c’est-à-dire des super-flics, papes, « rois très chrétiens », chevaliers de la Table Ronde imbéciles… pour le compte de qui ?
Comment expliquer, dans le cadre officiel d’une utopie démocratique égalitaire, la persistance d’Etats dont la puissance n’a rien à envier à ceux de l’Ancien régime ? Comment l’expliquer, si ce n’est par le fait que ces Etats opèrent comme de gigantesques pompes à désirs, les aspirant puis les redistribuant en fonction des appétits, non à proportions égales.
Les Etats modernes ont atteint un tel niveau de puissance, que tout en demeurant sacré, le chef de l’Etat n’est plus qu’une marionnette aux bras courts. La République pourrait fredonner : « Mon Dieu, quel homme, quel petit homme j’ai épousé ! »
Les tyrans plus sardanapalesques ou œdipiens ne subsistent plus, au contraire, que dans les régimes faibles.
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Un tel écho pour une anecdote si petite illustre aussi la vocation de vidéo-surveillance des médias. Même les élites ne parviennent plus à y échapper. C'est l'effet boomerang du « politiquement correct ». Le civisme ou le lien social a pour fonction de tenir autrui « en respect », au sens policier du terme. Nous sommes tous invités à être concierges ou flics.
Et si, d'objets de dévotion, les politiciens passent vite au statut d'objets répugnants, par la grâce de l'appareil médiatique, c'est l'instabilité de la libido de l'électeur qui l'impose ; elle impose de renouveler constamment la fiction ; le personnel politique doit endosser sans cesse de nouveaux rôles ou costumes, faire preuve d'aptitude à composer des mélodies nouvelles.
Dans les régimes antérieurs, où l'oppression procédait moins de la psychologie et du rêve que de la violence physique, l'instabilité politique était provoquée par la classe oisive des aristocrates, dont le mode de vie était propice au rêve. Les politiciens les plus habiles ont toujours su détourner la menace de sédition que ces catégories désœuvrées faisaient peser sur le pouvoir, à l'aide de chiffons rouges. L’Occident enrichi, avec ses désirs et ses spéculations plus ou moins erratiques, représente à l’échelle mondiale cette menace.
Imputer comme Nietzsche à l'anarchisme la destruction de la civilisation est une erreur d'appréciation d’ordre psychologique. Il n'y a pas de stratégie de pouvoir ou de domination qui ne finisse par se retourner, en définitive, contre son instigateur. La plus grande puissance avoisine la plus grande faiblesse. Comme dit un moraliste plus lucide que Nietzsche : « Plus le métal de la civilisation brille, plus la rouille est proche. »
Dans le registre opposé à celui de la liberté qu’est le registre de la puissance, on comprend que le rêve était appelé à jouer un rôle décisif d’écran ; que Shakespeare ait pu deviner la menace de raz-de-marée contenue dans les rêveries religieuses ou politiques et leur opposer son matérialisme.
Seul un irresponsable peut décréter le mal une chose banale, avec le cynisme absolu de Pangloss. Car cette banalité une fois admise, l’homme n’a plus aucun motif valable d’être ; une somme de petites lâchetés et renoncements à la liberté formeront son destin. Massacres au sein de l’espèce humaine et suicides collectifs deviennent non moins rationnels et nécessaires que n’importe quel banquet culturel ; ils ne dépendent plus que du penchant naturel ou du bon plaisir de chacun.
Paru dans « Au Trou » n°25 : Le fanzine au dessus des parties !