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  • Le grand Pan

     

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    D’après François Bacon Verulam

     

    Avec le personnage de Pan, les anciens ont donné une très exacte description de toute la nature. Ils ont laissé dans le doute son origine. Les uns affirment en effet qu’il a été engendré par Mercure, les autres lui attribuent une origine tout à fait différente ; ils disent que Pénélope coucha avec tous ses prétendants et que Pan fut le fils commun issu de ces accouplements mêlés. Mais, dans ce dernier récit, le nom de Pénélope a sans doute été rajouté à la fable originale par des auteurs plus récents ; et il est d’ailleurs fréquent que les plus anciens récits soient adaptés à des personnages et des noms qui leur sont postérieurs, parfois de façon stupide et absurde, comme on peut le voir ici, puisque Pan était l’un des dieux les plus anciens ; il remonte à des temps bien antérieurs à ceux d’Ulysse et surtout Pénélope était vénérée dans l’antiquité pour sa fidélité conjugale. Nous ne devons pas non plus négliger une troisième explication de sa génération : certains en effet l’ont tenu pour le fils de Jupiter et de Hybris, c’est-à-dire de l’Outrage. Quelle que fut son origine, on racontait qu’il avait les Parques pour sœurs.

    Voici l’image de Pan, telle que les anciens l’ont dépeinte : il portait des cornes, dont le sommet s’élevait jusqu’aux cieux. Son corps était entièrement couvert de poils et hirsute, sa barbe d’une longueur extrême. Sa figure était double ; humaine dans sa partie supérieure, mais pour moitié animale, et elle se terminait par des pieds de chèvre. Comme signes de son pouvoir, il tenait dans sa main gauche une flûte, faite de sept tuyaux, et dans la droite une sorte de crosse ou bâton recourbé par le haut ; une peau de léopard lui sert d’habillement. Quant aux pouvoirs et aux fonctions qu’on lui attribuait, il était regardé comme le dieu des chasseurs et même des pasteurs, et en général des habitants de la campagne. Il présidait aussi aux montagnes. Il était messager des dieux, ainsi que Mercure, et immédiatement après lui pour la dignité. On le regardait comme le chef et le général des nymphes qui dansaient perpétuellement autour de lui. Il avait aussi pour cortège les satyres, et les silènes beaucoup plus âgés qu’eux. On lui attribuait le pouvoir d’envoyer des terreurs, surtout des terreurs vaines et superstitieuses, qui de son nom ont été appelées paniques. Les actions qu’on rapporte de lui sont en assez petit nombre ; on dit surtout qu’il défia à la lutte Cupidon, par lequel il fut vaincu ; qu’il embarrassa le géant Typhon dans des filets et le tint assujetti. On raconte de plus que Cérès étant triste et affligée de l’enlèvement de Proserpine, comme les dieux la cherchaient avec inquiétude et s’étaient pour cela dispersés sur différents chemins, Pan fut le seul qui eut le bonheur de la trouver, étant à la chasse, et de la leur montrer. Il osa aussi disputer à Apollon le prix de la musique, prix que Midas, choisi pour arbitre, lui adjugea, ce qui valut à ce roi des oreilles d’âne, mais ces oreilles étaient cachées. On ne suppose pas à Pan aucunes amours, du moins il en eut peu, ce qui peut paraitre assez étonnant dans la troupe des dieux qui, comme l’on sait, prodiguait si aisément ses amours. On dit seulement qu’il aima Echo, qui fut aussi regardée comme sa femme, et une autre nymphe appelée Syrinx, dont Cupidon, pour se venger de ce qu’il avait osé le défier à la lutte, le rendit amoureux. On prétend qu’autrefois il évoqua la lune dans de hautes forêts, et qu’il n’eut pas non plus d’enfants, ce qui n’est pas moins étonnant, attendu que les dieux, surtout les mâles, étaient merveilleusement prolifiques, si ce n’est qu’on lui donne pour fille une certaine femmelette qui était servante et se nommait Iambe, femme qui ordinairement amusait ses hôtes par des contes plaisants, et qu’on croyait un fruit de son mariage avec Echo.

     

    Pan, comme le dit son nom même, représente l’univers ou l’immensité des choses. Or, il y a, et il peut y avoir, sur l’origine du monde deux sentiments différents ; ou il est sorti de Mercure, c’est-à-dire du Verbe divin, ce que l’Ecriture-sainte met hors de doute, et ce qu’ont vu les philosophes mêmes, du moins ceux qui ont été regardés comme les plus appliqués à la théologie, ou alors il est provenu des semences confuses des choses. En effet, quelques philosophes ont prétendu que les semences des choses sont infinies, même en substance ; d’où est dérivée cette hypothèse des Homoiomères, qu’Anaxagore a ou inventée ou rendue célèbre. Quelques-uns cependant, doués d’une plus grande pénétration, pensent que c’est assez, pour expliquer la variété des composés de supposer que les principes des choses sont identiques quant à la substance et ne diffèrent que par leurs figures, mais par des figures fixes et déterminées, et que tout le reste ne dépend que de leurs situations respectives et de la manière dont ils se combinent ; source d’où est émanée l’hypothèse des atomes qu’adopte Démocrite, après que Leucippe l’eût inventée. Mais d’autres n’admettaient qu’un seul principe, lequel, selon Thalès, était l’eau, selon Anaximène l’air, et selon Héraclite le feu ; et néanmoins ce même principe, ils le croyaient unique, quant à l’acte, mais variable en puissance et susceptible de différentes modifications, et tel que les semences des choses s’y trouvaient cachées. Mais ceux qui à l’exemple de Platon et d’Aristote, ont supposé une matière totalement dépouillée de qualités, sans forme constante et indifférente à toutes les formes, ont beaucoup plus approché du sens de la parabole ; car ils ont regardé la matière comme une sorte de femme publique, et les formes comme les prétendants. En sorte que toutes les opinions sur les principes des choses reviennent à ceci et se réduisent à cette distribution : le monde a pour principe, ou Mercure, ou Pénélope et ses prétendants. Quant à la troisième génération de Pan, elle est de telle nature qu’il semble que les grecs, soit par l’entremise des Egyptiens, soit de toute autre manière, aient eu quelques connaissance des mystères des Hébreux. Elle se rapporte à l’état du monde, considéré, non tel qu’il était à son origine, mais tel qu’il fut après la chute d’Adam, c’est-à-dire lorsqu’il fut devenu sujet à la mort et à la corruption ; et cet état fut, en quelque manière, fils de Dieu et de l’injure, c’est-à-dire du péché ; il subsiste même aujourd’hui, car le péché d’Adam tenait de l’injure, puisqu’il voulait se faire semblable à dieu. Ainsi ces trois sentiments sur la génération de Pan sembleront vrais, si l’on distingue avec soin les temps et les choses. En effet, ce Pan, tel que nous l’envisageons en ce moment, tire son origine du Verbe divin, moyennant toutefois la matière confuse, qui était elle-même l’ouvrage de Dieu, la prévarication, et par elle la corruption, s’y étant introduites.

     

    Les destins, ou les natures des choses, sont avec raison regardées comme sœurs. Car, par ce mot de destins sont désignés leurs commencements, leurs durées et leurs fins, ainsi que leurs accroissements et leurs diminutions, leurs disgrâces et leurs prospérités ; en un mot, toutes les conditions de l’individu ; conditions pourtant qu’on ne peut reconnaitre que dans un individu d’une espèce noble, tel qu’un homme, une ville, ou une nation. Or, c’est Pan, ou la nature des choses, qui fait passer ces individus par des conditions si diverses ; en sorte que, par rapport aux individus, la chaine de la nature et le fil des Parques ne sont qu’une et même chose. De plus, les anciens ont feint que Pan demeure toujours en plein air, que les Parques habitent un souterrain, et qu’elles volent vers les hommes avec la plus grande vitesse parce que  la nature et la face de l’univers sont visibles et exposées à nos regards, au lieu que les destinées des individus sont cachées et rapides. Que si l’on prend ce mot de destinée dans une signification plus étendue et qu’on entende par là quelque espèce d’évènement que ce puisse être, et non pas seulement les plus frappants, néanmoins, en ce sens-là même, ce nom convient fort bien à la totalité des choses, au grand tout, attendu que, dans l’ordre de la nature, il n’est rien de si petit qui n’ait sa cause, et au contraire rien de si grand qui ne dépende de quelque autre chose ; en sorte que l’assemblage de la nature, renferme en son sein toute espèce d’évènement, le plus grand comme le plus petit, et qu’elle le produit en son temps d’après une loi dont l’effet est certain. Ainsi rien d’étonnant, si l’on a supposé que les Parques étaient les sœurs de Pan, et ses sœurs très légitimes, car la fortune est fille du vulgaire et ne plait ordinairement qu’aux esprits superficiels. Certes, Epicure ne tient pas seulement un langage profane ; mais il me parait extravaguer tout-à-fait, lorsqu’il dit : « qu’il vaut mieux croire la fable des dieux, que supposer un destin ; » comme s’il pouvait y avoir dans l’univers quelque chose qui, semblable à une île, fût détaché de la grande chaine des êtres. Mais Epicure, comme on le voit par ses propres paroles, a accommodé et assujetti sa philosophie naturelle à sa morale, ne voulant admettre aucune opinion qui pût affliger, inquiéter l’âme, et troubler cette euthymie dont Démocrite lui avait donné l’idée. C’est pourquoi, plus jaloux de se bercer dans de douces pensées que capable de supporter la vérité, il secoua entièrement le joug, et rejeta la nécessité du destin aussi bien que la crainte des dieux. Mais en voilà assez sur la fraternité de Pan avec les Parques.

     

    Si l’on attribue au monde des cornes plus larges par le bas et plus aigües à leur sommet, c’est que toute la nature des choses est comme aigüe et semblable à une pyramide ; car le nombre d’individus qui forment la large base de la nature est infini. Ces individus se réunissent en espèces, qui sont aussi en grand nombre ; puis les espèces s’élèvent en genre, lesquels, à mesure que les idées se généralisent, vont en se resserrant de plus en plus, en sorte qu’à la fin la nature semble se réunir en un seul point ; et c’est ce que signifie cette figure pyramidale des cornes de Pan. Mais il ne faut pas s’étonner que ces cornes, par leur extrémités, touchent au ciel, attendu que les choses les plus élevées de la nature, c’est-à-dire les idées universelles, touchent en quelque manière aux choses divines. Aussi avait-on feint que cette fameuse chaine d’Homère, c’est-à-dire celle des causes naturelles, était attachée au pied du trône de Jupiter. Et comme il est facile de s’en assurer, il n’est point d’homme, traitant la métaphysique et ce qu’il y a dans la nature d’éternel et d’immuable, et détournant un peu son esprit des choses variables et passagères, qui ne tombe aussitôt dans la théologie naturelle, tant le passage du sommet de cette pyramide à Dieu même est rapide et facile.

     

    C’est avec autant d’élégance que de vérité qu’on représente le corps de la nature comme hérissé de poils, par suite de ces rayons qu’on trouve partout ; car les rayons sont comme les crins, comme les poils de la nature, et il n’est rien qui ne soit plus ou moins rayonnant. C’est ce qui est très sensible dans la faculté visuelle, ainsi que dans toute vertu magnétique et dans toute opération à distance. Mais la barbe de Pan surtout a beaucoup de saillie, parce que les rayons des corps célestes, et principalement ceux du soleil, exercent leur action de fort loin ; et cette action pénètre fort avant, et cela au point qu’ils ont travaillé et totalement changé la surface de la terre, et même son intérieur jusqu’à une certaine profondeur. Or, la figure qui concerne la barbe de Pan est d’autant plus juste que le soleil lui-même, lorsque sa partie supérieure étant couverte par un nuage ses rayons s’échappent par-dessous, semble avoir une barbe.

     

    C’est aussi avec raison que le corps de la nature est représenté comme participant de deux formes, vu la différence des corps supérieurs et des corps inférieurs ; car les premiers, à cause de leur beauté, de l’égalité, de la consistance de leur mouvement et de leur empire sur la terre et les choses terrestres, sont fort bien représentés par la figure humaine, la nature humaine participant de l’ordre et de la domination. Mais les derniers, à cause de leur désordre et de leurs mouvements peu réglés, et parce qu’ils sont en bien des choses gouvernés par les corps célestes, peuvent être désignés par la figure d’un animal brute. De plus, cette duplicité de forme se rapporte à l’enjambement réciproque des espèces ; car il n’est pas dans la nature d’espèce qui paraissent absolument simple ; mais chaque espèce participe de deux autres et semble en être composée. L’homme, par exemple, tient quelque peu de la brute, la brute quelque peu de la plante, la plante quelque peu du corps inanimé. Et à proprement parler, tout participe de deux formes, tenant et de l’espèce inférieure et de l’espèce supérieure, dont elle n’est que l’assemblage. Or, la parabole des pieds de chèvre représente fort ingénieusement l’ascension des corps subtils vers les régions de l’atmosphère et du ciel, où ils demeurent ainsi suspendus, et de là sont précipités vers la région inférieure plutôt qu’ils n’en descendent ; car la chèvre est un animal qui aime à gravir, à se suspendre aux rochers, à s’attacher aux corps pendant sur des précipices. C’est ce que font aussi tous les corps, même ceux qui sont destinés au globe inférieur. Aussi n’est-ce pas sans raison que Gilbert, qui a fait de si laborieuses recherches sur l’aimant, et cela en procédant par la voie expérimentale, a fait naitre ce doute, savoir : si les corps graves placés à une grande distance de la terre ne perdraient pas peu à peu leur mouvement vers le bas.

     

    On place dans les mains de Pan deux attributs : l’un est celui de l’harmonie, l’autre celui de l’empire. Il est manifeste que la flûte à sept tuyaux représente le concert et l’harmonie des choses, ou cette combinaison de la concorde avec la discorde, résultante du mouvement des sept étoiles errantes ; car on ne trouve point dans le ciel d’autres écarts que ceux des sept planètes, écarts qui, tempérés par l’égalité des étoiles fixes et la distance perpétuellement invariable où elles sont les unes des autres, peuvent bien être la cause et de la constance des espèces et de l’instabilité des individus. Mais il existe quelques planètes plus petites qui ne soit point visibles, s’il y a dans le ciel quelque changement plus considérable, tels que peuvent être ceux qu’y occasionnent certaines comètes plus élevées que la lune, ce sont comme autant de flûtes, ou tout-à-fait muettes, ou dont le son est de peu de durée, attendu que leur action ne parvient pas jusqu’à nous ou qu’elle ne trouble pas longtemps cette harmonie des sept tuyaux de la flûte de Pan. Le bâton recourbé, qui est un attribut du commandement, est une élégante métaphore pour figurer les voies de la nature, lesquelles sont en partie droites et en partie obliques. Et si c’est principalement à son extrémité supérieure que ce bâton ou cette verge est recourbée, c’est parce que les desseins de la providence s’exécutent par des détours et des circuits, en sorte que ce qui semble se faire est tout autre chose que ce qui se fait ; signification toute semblable à celle de la parabole de Joseph vendu en Egypte. Il y a plus, dans tout gouvernement humain, ceux qui sont assis au gouvernail, lorsqu’il s’agit de suggérer et d’insinuer au peuple ce qui lui est utile, y réussissent mieux à l’aide de prétextes et par des voies obliques que par les voies directes ; et ce qui peut paraitre étonnant, c’est que dans les choses purement naturelles on réussit mieux en trompant la nature qu’en voulant la forcer. Tant il est vrai que les choses qui se font trop directement sont maladroites et se font obstacles à elles-mêmes, au lieu que les voies obliques et d’insinuation font que les choses coulent plus doucement et obtiennent plus sûrement leur effet ! Rien de plus ingénieux encore que la fiction qui suppose que le manteau et l’habit de Pan est une peau de léopard, vu ces espèces de taches qu’on trouve partout dans la nature. Car le ciel, par exemple, est tacheté d’étoiles, la mer est tachetée d’îles, et la terre l’est de fleurs. Il y a plus, les corps particuliers sont presque tous mouchetés à leur surface, qui est comme le manteau, l’habit de la chose.

     

    Quant à l’office de Pan, il n’est rien qui l’explique mieux et qui le peigne plus au vif que de supposer qu’il est le dieu des chasseurs ; car toute action, et par conséquent tout mouvement et tout état progressif, n’est autre chose qu’une chasse. Par exemple, les sciences et les arts chassent aux œuvres qui leur sont propres ; les conseils humains chassent à leur buts respectifs, et toutes les choses naturelles chassent à leurs aliments pour se conserver, et à leurs voluptés, à leurs délices pour se perfectionner. Car toute chasse a pour objet une proie ou un divertissement, et cela par des moyens ingénieux et pleins de sagacité.

     

    Pan est aussi le dieu des habitants de la campagne parce que les hommes de cette classe vivent plus selon la nature, au lieu qu’à la ville la nature est corrompue par l’excessive culture ; en sorte que ce vers du poète qui peint si bien les effets de l’amour s’applique aussi à la nature, à cause des raffinements de cette espèce : Pars minima est ipsa puelle sui. (la pauvre enfant n’est plus que la moindre partie d’elle-même. Ovide) 

     

    Pan est dit présider aux montagnes, parce que sur les montagnes et autres lieux élevés la nature, se développant mieux, est plus exposée à nos regards et à nos observations. Or, que Pan soit, immédiatement après Mercure, le messager des dieux, c’est là une allégorie tout-à-fait divine, attendu qu’immédiatement après le verbe divin, l’image même du monde est l’éloge le plus magnifique de la sagesse et de la puissance divine ; et c’est ce que le poète divin a ainsi chanté : « Les cieux mêmes chantent la gloire de Dieu, et le firmament annonce les œuvres de ses mains. » Psaumes 18 : 2.

    Ces nymphes qui divertissent le dieu Pan, ce sont les âmes, car les délices du monde sont comme les délices des êtres vivants. C’est avec raison qu’on le regarde comme leur chef, attendu que, dansant pour ainsi dire autour de lui, chacune comme à la manière de son pays et avec une variété infinie, elles se maintiennent ainsi dans un mouvement perpétuel. C’est aussi avec beaucoup de sagacité que certain auteur moderne a réduit au mouvement toutes les facultés de l’âme et a relevé la précipitation et le dédain de quelques anciens qui, envisageant et contemplant d’un œil trop fixe la mémoire, l’imagination et la raison, ont oublié la force cogitative qui joue le principal rôle. Car se souvenir et même n’avoir qu’une simple réminiscence, c’est penser ; et raisonner, c’est encore penser. Enfin, l’âme, soit qu’on la suppose avertie par les sens ou abandonnée à elle-même, soit qu’on la considère dans les fonctions de l’entendement ou dans celles des affections et de la volonté, danse pour ainsi dire à la mesure de nos pensées ; c’est ce qui est figuré par cette danse des nymphes. Ces satyres et ces silènes qui accompagnent perpétuellement le dieu Pan, ce sont la jeunesse et la vieillesse ; car il est dans toutes les choses de ce monde, un âge de gaîté et d’activité, et un autre âge où elles soupirent après le repos et aiment à boire. Or, aux yeux de tout homme qui se fait des choses une juste idée, les goûts de ces deux âges peuvent paraitre quelque chose de difforme et de ridicule, comme le sont les satyres et les silènes.

     

    Quant à l’allégorie des terreurs paniques, elle renferme un sens très profond ; car la nature a mis dans tous les être vivants la criante et la terreur en qualité de conservatrice de leur vie et de leur essence, et pour les porter à éviter et à repousser tous les maux qui les affligent ou les menacent. Cependant cette même nature ne sait point garder de mesure, et à ces craintes salutaires elle en mêle de vaines et de puériles, en sorte que, si l’on pouvait pénétrer dans l’intérieur de chaque être, on verrait que tout est plein de terreurs paniques, surtout les âmes humaines, et plus que tout encore le vulgaire, qui est prodigieusement agité et travaillé par la superstition (laquelle au fond n’est autre chose qu’une terreur panique), principalement dans les temps de détresse, de danger et d’adversité. Et ce n’est pas seulement sur le vulgaire que règne cette superstition ; mais des opinions de ce vulgaire, elle s’élance dans les âmes des plus sages ; en sorte qu’Epicure, s’il eût réglé sur un même principe tout ce qu’il a avancé sur les dieux, eût tenu un langage vraiment divin lorsqu’il a dit « que ce qui est profane, ce n’est pas de nier les dieux du vulgaire, mais bien d’appliquer aux dieux les opinions de ce même vulgaire. »

     

    Quant à l’audace de Pan et à cette présomption qu’il eut de défier Cupidon à la lutte, cela signifie que la matière n’est pas sans quelque tendance, sans quelque penchant à la dissolution du monde, et qu’elle le replongerait dans cet ancien chaos si la concorde, qui prévaut contre elle et qui est ici figuré par l’Amour ou Cupidon, en mettant un frein à sa malice et à sa violence, ne la forçait pour ainsi dire à se ranger à l’ordre. Ainsi, c’est par un destin propice aux hommes et aux choses, ou plutôt par l’infinie bonté de l’Etre suprême, que Pan a le dessous dans le combat et se retire vaincu. C’est ce que signifie aussi cette allégorie de typhon embarrassé dans ses rets ; car, quoique toutes choses soient sujettes à des gonflements prodigieux et extraordinaires, et c’est ce que signifie ce mot de Typhon, soit que la mer, la terre ou les nuages qu’on voit s’enfler, c’est en vain qu’en s’enflant ainsi elles s’efforcent de sortir de leurs limites ; la nature les embarrasse dans un rets inextricable et les lie en quelque sorte avec une chaine de diamant.

     

    Or, quand on attribue à ce dieu le bonheur d’avoir trouvé Cérès, pendant une chasse, en refusant cette chance aux autre dieux, on nous donne en cela un avertissement très sage et très fondé ; c’est que, s’il s’agit de l’invention de toutes les choses utiles, soit aux nécessités, soit aux agréments de la vie, il ne faut nullement l’attendre des philosophes abstraits (qui sont comme les grands dieux), y employassent-t-ils les forces de leur esprit, mais de Pan, c’est-à-dire de l’expérience unie à une certaine sagacité, et de la connaissance universelle des choses de ce monde, laquelle assez ordinairement rencontre des inventions de cette espèce par une sorte de hasard et comme en chassant. Les plus utiles inventions sont dues à l’expérience, et sont comme autant de présents que le hasard a faits aux hommes.

     

    Quant à ce combat musical et à son issue, il nous présente une doctrine bien capable d’inspirer de la modération et de donner des liens à la raison et au jugement de l’homme lorsqu’il s’abandonne trop à ses goûts et à sa présomption. En effet, il parait y avoir deux espèces d’harmonie et pour ainsi dire de musique, savoir : celle de la sagesse divine et celle de la raison humaine ; car, au jugement humain et en quelque sorte aux oreilles humaines, l’administration de ce monde et les jugements les plus secrets de la Divinité ont je ne sais quoi de dur et de discordant : genre d’ignorance qui est avec raison figuré par les oreilles d’âne. Mais ces oreilles, c’est en secret qu’on les porte et non en public ; ce genre de difformité, le vulgaire ou ne l’aperçoit pas, ou ne le remarque point.

     

    Enfin, il n’est pas étonnant qu’on n’attribue à Pan aucunes amours, si ce n’est son mariage avec Echo ; car le monde jouit de lui-même et en lui-même jouit de tout. Or, qui aime veut jouir ; mais au sein de l’abondance il n’est plus de place pour le désir. Ainsi le monde ne peut avoir ni amour ni désir, vu qu’il se suffit à lui-même, à moins qu’on  ne le dise amoureux des discours. Et c’est ce que représente la nymphe Echo, qui n’est rien de solide, et se réduit à un pur son. Si ces discours sont un peu soignés, ils sont alors figurés par Syrinx ; je veux dire les paroles qui sont réglées par certains nombres, soit poétiques, soit oratoires, et qui forment une sorte de mélodie. C’est donc avec raison que, parmi les discours et les voix, l’on choisit Echo pour la marier avec le monde ; car la vraie philosophie, après tout, c’est celle qui rend fidèlement les paroles du monde même, et qui est en somme écrite sous sa dicté, qui n’en est que le simulacre, l’image réfléchie, qui n’y ajoute rien du sien, et se contente de répéter ce qu’il dit et de faire entendre précisément le même son. De plus, lorsqu’on feint qu’autrefois Pan évoqua la lune dans de hautes forêts, cette fiction désigne le commerce des sens avec les choses célestes ou divines. Car autre est le commerce de la lune avec Endymion, autre son commerce avec Pan. Quant à Endymion, elle s’abaisse à venir d’elle-même le trouver durant son sommeil. C’est ainsi que les inspirations divines s’insinuent dans l’entendement assoupi et dégagé des sens. Mais si elles sont comme invitées et appelées par les sens (que Pan représente ici), alors elles ne nous donnent plus que cette faible lumière, Quale sub incertam lunam, sub luce malignâ, Est iter in sylvis. (Tel, lorsqu’un voile épais des cieux cache l’azur, au jour pâle et douteux de leur lumière avare, dans le fond des forêts le voyageur s’égare. Virgile).

     

    Que le monde se suffise à lui-même et ait tout ce qu’il lui faut, c’est ce qu’indique la fable en disant qu’il n’engendre point. En effet, le monde engendre par parties ; mais comment par son tout pourrait-il engendrer, vu que, hors de lui, il n’est point de corps ?

     

    Quant à cette femmelette, à cette Iambe, fille putative de Pan, c’est une addition fort judicieuse à la fable. Elle représente toutes ces doctrines babillardes sur la nature des choses, qui vont errant ça et là dans tous les temps : doctrines infructueuses en elles-mêmes, qui sont comme autant d’enfants supposés, agréables quelques fois par leur babil, mais quelquefois aussi importunes et fatigantes.

     

  • Orphée, ou la philosophie.

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    D’après François Bacon Verulam

     

    Orphée ayant eu sa bien aimée ravie par la mort, résolut de descendre aux enfers pour essayer à l’aide du pouvoir de sa harpe de la récupérer. Et en effet il parvint si bien à adoucir et apaiser les puissances du mal par les douces mélodie de sa harpe et de sa voix qu’il obtint d’elles le privilège de la reprendre à la condition expresse qu’elle le suive et qu’il ne se retourne pas pour s’en assurer, jusqu’à ce qu’ils atteignent la lumière du jour. Mais, rendu impatient par la tendresse et l’affection, et croyant le danger passé, il se retourna. Ainsi la consigne étant  rompue, elle fut précipitée à nouveau chez Pluton. A partir de ce moment Orphée devenu pensif et triste, ennemi déclaré du sexe, se réfugia dans la solitude. De là, par le même pouvoir de sa harpe et de sa voix, il attira des bêtes sauvages de toutes sortes autour de lui, lesquelles oubliant leur nature, ni poussées par la revanche, la cruauté, la luxure, la faim ou le désir de proie, se tinrent devant lui comme subjuguées, apprivoisées, captivées par la musique.  La puissance et l’efficacité des harmonies de cette musique fut telle que même les arbres et les pierres en vinrent à se déplacer et venir se ranger autour de lui. Après un certain temps de cette pratique admirable la femme Thrace, poussée par Bacchus, se mit à souffler si outrageusement dans une trompette que cela couvrit presque entièrement la musique d’Orphée. Ainsi la puissance, qui servait de lien à leur société et qui tenait les choses en ordre, étant dissolue, la perturbation et le désordre de nouveau apparurent, chaque créature retournant à son état naturel, se mit à poursuivre et traquer son voisin comme auparavant. Les pierres et les forêts reprirent leurs anciennes places. Et même Orphée fut à la fin mis en pièces par les furies et ses membres répandus à travers le désert. Mais pour venger sa mort la rivière Hélicon, sacré des muses, se cacha sous la terre pour en ressortir en d’autres lieux. 

     

     

    Voici quel parait être le vrai sens de cette fable. La musique d’Orphée est de deux sortes. L’une qui apaise les puissances de l’enfer, et l’autre qui rassemble les bêtes sauvages et les arbres. La première est reliée à une philosophie de la nature tandis que la seconde l’est à une philosophie morale et politique.

    Car le but le plus élevé de la philosophie est de rétablir entièrement les choses corrompues en les ramenant à leur premier état ou de les conserver dans leur état actuel en les préservant de toute dissolution, ou du moins en retardant leur putréfaction, ce qu’on peut regarder comme le premier et le plus faible degré de l’effet à produire. Or, si une telle entreprise n’est pas impossible, il est évident qu’on ne peut l’exécuter que par une judicieuse combinaison des substances et des forces contraires de la nature habilement tempérées les unes par les autres, combinaison élégamment figurée par les doux accords et la savante harmonie de la lyre d’Orphée. Cependant une telle entreprise étant toute hérissée de difficultés, rarement les tentatives en ce genre sont heureuses. La cause de ces mauvais succès n’est autre, selon toute apparence, que la précipitation, la minutieuse exactitude, la pesante assiduité et le désir excessif d’être instruit avant le temps ; d’où il arrive que la philosophie, après avoir manqué le but, affligée avec raison de l’impuissance de ses efforts, se tourne vers les choses humaines, et, subjuguant les âmes par la douceur de l’éloquence et par la force de persuasion, y insinue l’amour de la vertu, de la justice et de la paix, engage les hommes à se réunir pour ne plus former qu’un seul corps, à subir le joug sacré des lois, à se soumettre à l’autorité d’un gouvernement, à réprimer la violence de leurs passions, à écouter les sages maximes que la philosophie leur enseigne et à les suivre pour leur propre utilité. Lorsque ces leçons de la philosophie fructifient, des édifices s’élèvent, des villes sont fondées, des champs ensemencés, des arbres plantés ; travaux élégamment figurés par ces arbres et ces pierres qui viennent se poser et se ranger avec ordre autour d’Orphée. C’est encore avec beaucoup de jugement et de méthode que l’inventeur de cette fable suppose que les philosophes ne sont occupés de la formation ou de la conservation des sociétés humaines qu’après avoir entrepris de restaurer entièrement ou de rajeunir un corps mortel, et avoir manqué tout-à-fait le but ; car c’est une considération plus sérieuse et un sentiment plus profond de l’inévitable nécessité de mourir qui excite les hommes à aspirer avec tant d’ardeur à un autre genre d’éternité en éternisant leur nom par des actions, des productions ou des services qui laissent un long souvenir. C’est encore avec fondement que le poète feint qu’Orphée, après avoir sans retour perdu son épouse, eut de l’aversion pour les femmes et le mariage ; car les douceurs du mariage et les tendres sollicitudes attachées à la paternité sont autant d’obstacles qui détournent les hommes des hautes entreprises et les empêchent de rendre à leur patrie ces services mémorables dont nous venons de parler, parce qu’alors, contents de se perpétuer par leur race et leur postérité, ils sont moins jaloux de s’immortaliser par de grandes actions. Cependant quoique les œuvres de la sagesse politique tiennent le premier rang parmi les choses humaines, leurs effets ne s’étendent que sur certaines contrées, ils n’ont qu’une durée limitée, et la période où leur influence est circonscrite une fois révolue, tout s’efface à jamais ; car après que les empires, soit royaumes, soit républiques, ont fleuri et prospéré pendant un certain temps, la paix y est troublée par des révoltes, des séditions, des guerres ; au bruit des armes les lois se taisent, et les hommes retournant à leurs inclinations dépravées, les champs sont ravagés et les villes renversées. Peu de temps après, si ces fureurs sont de quelques durée, les lettres mêmes et la philosophie sont tellement déchirées qu’il n’en reste plus que quelques fragments dispersés comme les débris d’un naufrage et où se trouvent quelques planches sur lesquelles se sauvent un petit nombres de vérités précieuses, et alors règne l’ignorance avec la barbarie, l’Hélicon dérobant ses eaux à la lumière et coulant sous terre. Cependant, en conséquence de la vicissitude naturelle des choses humaines, au bout d’un certain temps ces eaux se font jour encore à la surface et y coulent de nouveau, mais dans d’autres lieux et pour d’autres nations. 

  • Dédale, ou le mécanicien.

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    d'après François Bacon Verulam

    Les anciens ont voulu représenter sous le personnage de Dédale, homme à la vérité très ingénieux et très inventif, mais dont la mémoire doit être en exécration, la science, l’intelligence et l’industrie des mécaniciens, des artistes ou des artisans, mais appliqué à de criminels usages ; en un mot, l’abus qu’on peut en faire, et même qu’on en fait que trop souvent. Ce Dédale, après avoir tué son condisciple et son émule, ayant été obligé de s’expatrier, ne laissa pas de trouver grâce devant les rois des autres pays et d’être traité honorablement dans les villes qui donnèrent asile. Il inventa et exécuta une infinité d’ouvrages mémorables, soit en l’honneur des dieux, soit pour la décoration des villes et des lieux publics ; mais cette grande réputation qu’il avait acquise, il la devait moins à ces ouvrages estimables qu’au criminel emploi qu’il avait fait de ses talents ; car ce fut sa détestable industrie qui mit Pasiphaé à portée d’avoir un commerce charnel avec un taureau ; et ce fut à son pernicieux génie que le Minotaure, qui dévora tant d’enfants de condition libre, dut son infâme et funeste origine. Puis ce mécanicien, ne réparant un mal que par un mal plus grand, et entassant crime sur crime, imagina et exécuta le fameux labyrinthe pour la sûreté de ce monstre. Par la suite, Dédale n’ayant pas voulu devoir sa réputation uniquement à des inventions et des ouvrages nuisibles (en un mot ayant voulu fournir lui-même des remèdes au mal qu’il avait fait, comme il avait précédemment fourni des instruments au crime), ce fut encore à lui qu’on dut l’ingénieuse idée de ce fil à l’aide duquel on pouvait suivre tous les détours du labyrinthe et le parcourir en entier sans s’y perdre. La justice de Minos s’attacha longtemps à poursuivre ce Dédale avec autant de diligence que de sévérité ; mais toutes ces perquisitions furent inutiles ; le mécanicien trouva toujours des asiles et échappa à toutes les poursuites de ce juge inexorable. Enfin, lorsque Dédale voulut apprendre à son fils* l’art de traverser les airs en volant, celui-ci, quoique novice dans cet art, s’éleva trop haut et fut précipité dans la mer.

     

    Voici quel parait être le sens de cette parabole ; elle commence par une observation très judicieuse sur cette honteuse passion qu’on voit souvent régner entre les artistes distingués par leur talents et qui les domine à un point étonnant ; car il n’est point de jalousie plus âpre et plus meurtrière que celle des hommes de cette classe ; observation suivie d’une autre destinée à montrer combien cette punition de l’exil, infligée à Dédale, était peu avisée et mal choisie. En effet les artistes, les artisans et les gens de lettres distingués sont accueillis honorablement chez presque toutes les nations, en sorte que l’exil est rarement pour eux un véritable châtiment ; car les hommes des autres professions ou conditions ne tirent pas aussi aisément pati de leurs talents hors de leur patrie, tandis que l’admiration qu’excitent les hommes de talent et leur renommée se propage et s’accroît plus facilement en pays étrangers, la plupart des hommes étant naturellement portés à donner la préférence aux étrangers sur leur concitoyens relativement aux ouvrages et aux productions de ce genre.

     

    Ce que cette fable dit ensuite des avantages et des inconvénients des arts mécaniques est incontestable. En effet, la vie humaine leur doit presque tout. Elle leur doit tout ce qui peut contribuer à rendre la religion plus auguste, à donner au gouvernement plus de majesté et à nous procurer le nécessaire, l’utile ou l’agréable. Car c’est de leurs trésors que nous tirons tout ou presque pour satisfaire nos vrais et nos faux besoins. Cependant, c’est de la même source que dérivent les instruments de mort. Car sans parler de l’art des courtisanes et de tous ces arts corrupteurs qui leur fournissent des armes, nous voyons assez bien combien les poisons subtils, les machines de guerre et autres fléaux de ce genre ( que nous devons au génie inventif des mécaniciens et autres physiciens), l’emportent par leurs effets meurtriers sur l’affreux Minotaure.

    Le labyrinthe est un emblème très ingénieux de la nature de la mécanique prise en général. En effet, les inventions et les constructions les plus ingénieuses de cette sorte peuvent être regardées comme autant de labyrinthes, vu la délicatesse, la multitude, le grand nombre, la complication et l’apparente ressemblance de leurs parties, dont le jugement le plus subtil et l’œil le plus attentif ont peine à saisir les différences. Assemblages où, sans le fil de l’expérience, on court le risque de se perdre. C’est avec autant de justesse et de convenance qu’on ajoute dans cette fable que ce fut le même homme qui imagina tous les détours du labyrinthe et qui donna l’idée de ce fil à l’aide duquel on pouvait le parcourir sans s’y perdre. Car les arts mécaniques ayant leurs inconvénients ainsi que leurs avantages sont comme autant d’épées à deux tranchants qui servent tantôt à faire le mal, tantôt à y remédier. Et le mal qu’ils font parfois balance tellement le bien qu’ils peuvent faire que leur utilité semble se réduire à rien. Les productions nuisibles des arts et les arts eux-mêmes, lorsqu’ils sont pernicieux de nature sont exposés aux poursuites de Minos, c’est-à-dire à l’animadversion ( la répulsion) des lois qui les condamnent, les punissent et les interdisent au peuple. Cependant, en dépit de toute la vigilance du gouvernement, ils trouvent toujours moyen de se cacher et de se fixer dans les lieux mêmes d’où l’on veut les bannir. Ils trouvent partout une retraite et un asile. C’est ce que Tacite lui-même observe très judicieusement sur un sujet très analogue à celui-ci, je veux dire sur les mathématiciens et les tireurs d’horoscopes : « classe d’hommes, dit-il, qu’on voudra sans cesse chasser de notre ville et qui y restera toujours. »

    Cependant les arts néfastes ou frivoles de toutes espèces, qui font toujours de magnifiques promesses, ne tenant presque jamais parole, se discréditent tôt ou tard, en conséquence de leur étalage même. Et, s’il faut dire la vérité tout entière à ce sujet, le frein des lois serait toujours insuffisant pour les réprimer, si la vanité même de ces charlatans ne désabusait tôt ou tard l’homme du commun auquel ils ont d’abord fait illusion. 

     

    * ce fils n’est autre que Icare.

  • Thiton, ou la satiété.

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     D’après François Bacon Verulam


    Une fable très ingénieuse dit que l’Aurore aima Tithon et que souhaitant vivre éternellement avec lui, elle supplia Jupiter d’accorder à son amant le don de l’immortalité ; or, par une étourderie assez ordinaire chez une femme, elle oublia de demander aussi qu’il fût exempt de vieillir. En conséquence Tithon, devenu immortel, mais vieillissant de plus en plus et accablé des maux de la vieillesse qui allaient toujours grandissant (la mort qui lui était refusée ne pouvant y mettre fin), devint le plus malheureux des hommes. Heureusement pour lui, Jupiter le prit en pitié et le changea en cigale.

     Cette fable est un emblème ingénieux de la volupté et de ses inconvénients. En effet, la volupté, à ses débuts, qu’on peut regarder comme son aurore, est si agréable aux hommes qu’ils souhaiteraient que ces jouissances fussent éternelles, oubliant trop vite que tous ces plaisirs doivent finir par l’ennui et le dégoût, qui est comme la vieillesse de la volupté. En sorte qu’à la fin, les hommes n’étant plus capables de jouissances effectives, mais n’ayant perdu que le pouvoir de jouir, sans en avoir perdu le désir et la volonté, aiment en général à parler des plaisirs qu’ils ont goûtés dans la force de l’âge, se contentant alors de simples discours sur ce sujet et de ces jouissances idéales. C’est ce qu’on observe surtout chez les hommes très portés sur le sexe et chez les guerriers de toute sorte. Les premiers dans leur vieillesse aiment les discours obscènes, et les derniers, au même âge, se plaisent à raconter leurs prouesses ; en quoi les uns comme les autres ressemblent aux cigales dont toute la force est dans la voix !

     

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  • ECRIRE OU N'ÊTRE PAS

    « William Shakespeare est sans comparaison possible le meilleur William Shakespeare, mais il fait un Proust hésitant, incomplet, amnésique, il est un Diderot décevant, un Faulkner vraiment trop approximatif et, quitte à passer pour un présomptueux, je trouve même que comme Eric Chevillard, il ne me vaut pas. »

    Si Shakespeare valait tous les écrivains cités par Chevillard, lui y compris, on pense bien qu’il ne serait pas Shakespeare. L’ambigüité du propos de Chevillard n’est qu’un reflet de son hypocrisie ou tout au plus de sa bêtise. A moins que ce ne soit un éloge pudique rendu à S. Car ce dernier est déterminé, complet, historien, loyal, précis et jamais ambiguë. Peut-on lui reprocher d’être incompréhensible à un graphomane du 21ème siècle ? 

  • Ténébreuse Affaire

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    "Mais sous un angle européen, parler régions pour aborder le développement durable semble faire ses preuves: peut-être avez vous entendu parler des programmes INTERREG IV ou URBAN II? Si cela ne vous dit rien, retenez déjà ceci: «Think globally, act locally». Car le développement durable a beau être mondial, européen, ou régional, il est avant tout citoyen. Avez-vous éteint la lumière avant de sortir?"

    Tiré de l’article d’un journal sur l’internet nommé Europe. Penser globalement, agir localement, c’est exactement le mot d’ordre des nazis. Ce qui trompe c’est encore une fois ce terme de global. On voit que l’erreur (volontaire ?) de traduction au procès de Nuremberg sert à faire passer ce qui aurait sauté aux yeux. Goebbels s’était en effet dressé contre cette traduction, solution finale, car final indique une fin, un but, ce que n’implique pas les termes total et global. Autrement dit on fait endosser au régime nazi une intention qu’on ne semble pas vouloir assumer : éteindre la lumière derrière soi !

    Et effectivement quand on est dans les ténèbres on ne peut guère agir que localement, voire à tâtons.

  • AIMEZ LE JAPON OU QUITTEZ-LE !

     

    Paru dans Au Trou !? N°20

    par Bardamor

     

    On a beau, anarchiste, voir la civilisation comme un fantasme sado-maso, une superstition inculquée par les intellectuels au peuple afin de mieux le méduser, malgré ça il faut avouer que le suicide du Japon est un spectacle qui ne manque pas de panache.

    Et si toutes les nations, suivant l'exemple japonais, se sabordaient à leur tour les unes après les autres ? On aurait peut-être enfin la paix…

    Il se trouve sans doute en France quelques officiers de marine efféminés pour compatir sincèrement aux malheurs du Japon, contrairement aux hypocrites messages de condoléance des diplomates, pendant qu’on évacue les ressortissants français, journalistes en tête.

    Encore faut-il comprendre que la sincérité qui vient des tripes du matelot est très proche de la politesse japonaise, ou du fameux principe de l'enfoiré qui donne... au cas où il se retrouverait à son tour dans la merde.

    - Sur le caractère de « hara-kiri », d'abord, de la catastrophe japonaise : il faut comprendre que la course à l'armement technologique revient à la captation des puissances ou énergies naturelles. Le « génie civil » consiste à imiter ou reproduire les mouvements mécaniques ou chimiques.

    Or, le suicide ou l'« autosacrifice », nécessairement un geste rituel, consiste à retourner contre soi le moyen même, ou bien la puissance, qu'on a toujours poursuivie comme un mirage. Il n'est pas rare que le moyen même mis en œuvre par l'officiant pour s'immoler sur le bûcher des vanités indique à quelle divinité il est soumis ; ainsi le trésorier ou le rhéteur sera-t-il tenté par la corde, symbolique du lien social essentiel que constituent les mots ou l'argent.

    Il y a bien un aspect cinématographique ou « d'arroseur-arrosé » dans ces explosions nucléaires au pays du Soleil Levant où le culte de la lumière (solaire) vient de se retourner contre ses adeptes.

    - Rappelons ensuite l'hostilité française ancestrale au Japon et à ses traditions, à l’exception de quelques sado-masochistes, lubrifiés rien qu'à l'idée du rasoir ou de la corde.

    Selon une tradition française assez solidement établie, le « sens de l'honneur » n'est pas le propre des héros, comme au Japon, mais celui des cocus d'abord. On voit que l'adage français n'est pas loin de se réaliser puisque, comme « cocus de la modernité », on pourra peut-être bientôt décerner au Japon une médaille à titre posthume.

    Le caricaturiste Cabu, d'un reportage au Japon, tire l'enseignement touristique suivant : « Le Japon, c'est pas la peine d'y aller, c'est comme l'île Seguin en plus gros. »

    Pire encore et qui pourrait valoir à Cabu des poursuites judiciaires si Cabu s'appelait Eric Zemmour et émargeait au parti concurrent : « Le Japon, c'est comme la banlieue de Los Angeles. Mais dans la banlieue de Los Angeles, il y a un quartier japonais, tandis qu'au Japon, il n'y a QUE des quartiers japonais. »

    Paul Claudel fut ambassadeur au Japon. Bien qu’il soit comme F. Nietzsche le type même de l’homo refoulé amoureux de la Rome antique, on peut parier que sa correspondance cache quelque coup de poignard secret contre le Japon (Il n’est pas rare que deux paysans, exploitant deux cultures voisines, se « tirent la bourre ».)

    En feuilletant un livre de contes japonais pour enfants, je suis frappé par leur mélancolie, encore plus amère que la philosophie prussienne ; tandis qu'il y a un certain nombre de contes et de mythes anarchistes dans la tradition occidentale. Pas difficile avec ça pour le gouvernement japonais de recruter des kamikazes ou des volontaires pour le suicide nucléaire.

    Il n'y a personne de grotesque en France comme l'Empereur du Japon, sauf Jean d'Ormesson dans son costume d'académicien français, avec sa commisération débordante pour le Japon, pleine de conditionnels et de subjonctifs du passé. Sauf qu'il ne faut pas trop compter sur ce clown pour se faire « hara-kiri » pour autant.

  • Franche Cacophonie

    Non que je me juge tenu de rendre des comptes à qui ce soit, si ce n’est au Père Eternel, mais je me sens parfois de pouvoir aider mon prochain. Ainsi d’une soirée à laquelle j’ai assisté dernièrement. L’Institut français d’Ukraine organisait dans le cadre d’une semaine de la francophonie, genre de concept religieux républicain correspondant peu ou prou à la Pâques chrétienne (traversée du désert), une petite sauterie où se trouvait réunis cinq ou six écrivains francophones ou francophiles ayant en commun de ne pas posséder de passeport français comme votre serviteur. Six personnes en tout dont cinq femmes. Je disais cinq ou six écrivains car si j’ai bien suivi, une ou deux de ces dames étaient des traductrices ayant bien sûr commis dans leur prime jeunesse quelques poèmes mais rien d’actuel leur permettant d’accéder au statut tant envié d’Auteur, avec un grand A comme dans Amour, Anarchie ou encore A-la-tienne-Etienne. Au centre de la tablée en ligne, on avait installé Kourkov, l’auteur de roman de gare ukrainien, francophile, le tout faisant face au public composé, à mon insu, de sommités tels l’ambassadeur du Canada, l’attaché culturel française et je ne sais quel fonctionnaire suisse de la kulture ainsi que quelques clampin curieux et ne comprenant pas assez de français  et nous imposant une traduction qui nous fit perdre la moitié du temps imparti. La présentation dura de fait une bonne heure, usant ma patience que je soulageai en prenant des notes, exercice salvateur en ce genre de situation. Ainsi pris-je le temps de noter les talons de toutes ces dames, plus ou moins hauts, la suite me le prouva, en proportion de leur engagement politique (les plus hauts correspondants aux moins engagées). Autrices ou auteuses, je sais jamais, talonnées, écrivis-je donc sur le moment, et je peux rajouter aujourd’hui, talonnées par le temps. Quand enfin nous fûmes mis au courant des parcours et origines culturelles des unes et de l’autre, le traducteur se mit en devoir de devenir animateur en posant les questions les plus attendues possible. Devant la nécessité démocratique de laisser à chacun le droit de réponse pour chaque question, la traduction en sus, il s’avéra rapidement qu’à moins de commencer un roman sur le champ, j’allais plus avoir beaucoup d’observations nouvelles à me mettre sous la plume. Me connaissant, il devenait dès lors inévitable que j’intervinsse.

    N’étant pas dans mon porc intérieur issu du jambon de Jupiter, c’est en des termes interrogatifs simples et sincères que j’interrompis ce pénible questionneur pour lui prendre sa place, était-il possible au public de poser à son tour des questions, demandai-je en enrobant le tout de l’expression de mes sentiments les plus dévoués, agréés incontinent par le bonhomme après un échange rapide de regard avec son supérieur hiérarchique, le directeur exécutif de l’IF en personne, lui-même autorisé d’un vif coup d’œil par le véritable et vénérable directeur à savoir, l’attaché culturel de l’ambassade de France. Tout ceci fut assez rapide ne me laissant que le temps de poser la question la plus naturellement évidente qui me vint à l’esprit compte tenu de la liberté avec laquelle je m’étais autorisé à la ramener, à savoir qu’elle était donc cette liberté dont ces augustes travailleurs de la langue française avaient plein la bouche. Je le répète, ceci fut dit en des termes simples et dépourvus d'ironie ce qui me valu une salve d’applaudissement du public, que je fis d’ailleurs cesser par un mouvement d’épaule indisposé. J'allais quand même pas voler la vedette à nos invités  parfois venus de loin (Québec pour l’une) pour une question de simple bon sens.

    Ce fut l’auteuresse suisse qui fut désignée ou s’auto-désigna pour répondre. A ma grande stupeur, et ma gêne insondable, elle le fit en m’agrippant de la prunelle, me crochetant sans pitié de son regard mi-fromage mi-chocolat. Craignant le renvoi inconvenant qu’un tel mélange ne manque jamais de provoquer, je fis mine de prendre des notes afin de me libérer de cette étreinte romande et vache en l’occurrence. Certes je l’avais bien mérité et sans doute lui aurais-je reproché de m’éviter de l’œil mais il se pouvait trouver un compromis respectant et ma pomme et le public. Comme ce compromis ne lui venait pas à l’esprit et qu’elle s’égayait de plus en plus masochistement dans la boue stérile de la relativité einsteinienne, entérinée par toutes les banques de son pays, (chacun sa liberté etc.), je me lançais très charitablement à son secours en empruntant mon canasson préféré, à savoir: William Shakespeare. Ne voyez-vous pas, lui dis-je d’un air navré, que comme le dit Shakespeare par la voie et la voix d’Hamlet dans le célèbre monologue to be or not to be que la conscience, (parfois traduit en français par réflexion) fait de nous des lâches  ? ce à quoi elle répliqua que la réflexion pouvait aussi nous rendre courageux et que sa réflexion n’engageait qu’Hamlet. Merde alors ! m’exclamai-je en mon Lord intérieur bois précieux cuir de Russie. Aussitôt je m’employai à rectifier et de montrer que par exemple je n’avais guère moi-même réfléchis avant de prendre la parole au risque de passer pour un je-ne-sais-quoi, sans quoi je me fusse bien volontiers abstenu et ce d’autant plus que j’ignorais alors la présence de personnes fort capables de me nuire dans mon tort extérieur. On croit l’exemple contagieux, je connais même un type qui a cru bon d’offrir une récompense au savant capable de trouver le virus de l’exemple, mais c’est un tort. Car c’est au nom de la liberté qu’on me fit taire quand j’évoquais le libéralisme ordinaire nazi. Et c’est ainsi que je venais de prouver que son chacun sa liberté signifiait en vérité chacun son idée de la liberté.

    De fait la liberté est un concept religieux qui n’a rien à voir avec la libération chrétienne. Et d’ailleurs comme le fit remarquer l’auteur comptable Kourkov, elle n’a pas le même prix à Paris qu’à Moscou. En effet elle rapporte beaucoup plus à Moscou, et ce n’est pas son compère V. Sorokine qui dira le contraire, lui qui vend très bien sa contestation de Poutine à Paris, tout en restant tranquillement et confortablement dans son pays avec ses euros. A qui veut-on faire croire que la liberté existe si ce n’est à des esclaves ? La seule chose dont il vaille la peine de se libérer est notre condition humaine, et donc de la mort. Tout le reste est de la littérature de zombies faite par des zombies pour des zombies. Laissons les morts ennuyer les morts. Amen !